Chiara MOLINARI, Roberto PATERNOSTRO (éds.), Le français au prisme de sa diversité, LED Edizioni Universitarie di Lettere Economia Diritto, Milano, 2023, 244 pp.
Le volume se propose de mesurer l’influence des mutations récentes du monde francophone sur la langue française et sur ses usages, envisagés à travers la diversité sociale et linguistique qui les caractérise.
Presque vingt ans après la parution de Les Français en émergence (Galazzi et Molinari, 2008), ouvrage consacré aux phénomènes de variation du français et à leurs aspects innovants, ce volume entend rendre hommage au parcours exceptionnel d’Enrica Galazzi, dont les travaux sur la variation, explorée dans la richesse et la pluralité des formes de la parole et de la voix, ont grandement participé à faire apparaître toute la richesse et la diversité des formes du français.
L’ouvrage rassemble les travaux de spécialistes du domaine – élèves, amis et collègues – qui ont croisé le parcours humain et scientifique d’Enrica Galazzi, afin de proposer une réflexion sur diverses formes linguistiques, textuelles et discursives qui ont marqué l’évolution du français au cours des dernières décennies.
La contribution de F. Gadet (Quelques enjeux sur les langues, à partir d’un point de vue d’hétérogénéité pp.13-22) inaugure l’ouvrage et en pose le cadre théorique. La diversité des langues est prise en compte d’abord, dans le cadre d’une réflexion plus générale sur la fonction de la sociolinguistique. Partant du constat que « La distribution des langues reflète directement les hiérarchies du pouvoir » (p.15), l’A. présente les différentes attitudes des pays devant les langues autres que la langue dominante, allant de la promotion à la tolérance, jusqu’aux tentatives d’éradication. Concernant la deuxième mission de la sociolinguistique, celle de décrire la variation à l’intérieur d’une même langue, l’A. évoque, pour le français, la dissymétrie entre le français de France et les français hors de France, la présence des français non standard, les contacts de langues en France métropolitaine et dans la francophonie ; elle illustre ensuite les idéologies langagières, telles l’idéologie monolingue et l’idéologie du standard, pouvant déboucher sur la glottophobie. En conclusion, l’A. met en avant l’importance d’une sensibilisation sociolinguistique qui intègre l’hétérogénéité dans les professions ayant affaire au public, notamment dans l’enseignement du FLE.
F. Mazière et F. Dufour (Je t’aime , moi non plus : la faute au françois, pp.23- 33) s’intéressent aux différentes formes de prescription linguistique, récemment mises en œuvre par les institutions et les logiciels de correction. Premièrement, les A. explorent les différentes sections du site internet de l’Académie française et relèvent les ressemblances avec la manière de parler des faits de langue au 17e siècle : dans la section La langue française, on repère entre autres les Emploi fautifs, des usages plutôt courants, mais qui sont rejetés avec des formules fortes ; puis les Néologismes et anglicismes, les Extensions de sens abusives, pour arriver au Courrier des lecteurs qui contient des demandes de clarifications sur un emploi, un sens ou l’orthographe, qui peuvent par la suite inspirer les contenus de la rubrique Dire, ne pas dire, ouverte en 2011, dont les derniers contenus, à la date de consultation par les A., concernent des sens anciens, des questions de grammaire et d’orthographe. Deuxièmement, quelques volets du logiciel de correction Antidote sont examinés : le volet Langue, qui peut être réglé à différents niveaux de sensibilité, signale les anglicismes et des usages critiqués ; le volet Style, qui a la fonction d’aide à la rédaction et vise à améliorer le texte analysé du point de vue des Répétitions, des Tournures, du Vocabulaire, de la Lisibilité et de l’Inclusivité. Après avoir examiné les formes récentes de prescription, entre normativité et inclusivité, l’article se clôt sur un retour historique en évoquant les questionnements suscités par les variations du français lors de la fondation de l’Académie française.
Dans l’article suivant (Les temps de l’indicatif ayant un aspect inaccompli en français et en italien. Approche théorique dans le cadre de la psychoméchanique du langage, pp. 35-46), L.Begioni et A. Rocchetti cherchent à établir un modèle théorique du système des temps de l’indicatif ayant un aspect inaccompli en français et en italien. Les schémas théoriques de la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume pour le présent, l’imparfait et le futur sont à la base de ce travail, dans lequel les A. évaluent la proportion des chronotypes α « non réalisé » et ω « réalisé » pour chacun des temps : pour le futur, ayant établi une nouvelle terminologie, chronotype α « non réalisable » et ω « réalisable » en ce qui concerne le futur, ils concluent que le futur français est plus temporel, alors que, dans le futur italien, la part de futur catégorique est plus dominante que le futur hypothétique ; pour l’imparfait, l’inverse se produit. Le résultat est une compensation des quantités des chronotypes entre le futur et l’imparfait, et un équilibre des chronotypes à l’indicatif dans chaque langue.
G. Tallarico (Une perspective francophone pour l’étude des néologismes touristiques, pp. 47-60) propose une étude sur la néologie du tourisme, à la croisée de la métalexicographie et de la linguistique de corpus : quatre nouveaux mots enregistrés pour la première fois dans le Petit Larousse illustré 2023, sont examinés : ces lexies (baignassoute, horsain/horsin, monchû et pinzutu) sont issues de différents pays francophones et régions françaises et désignent toutes des vacanciers. Après une analyse métalexicographique des entrées dans le PL, trois de ces lexies sont examinées du point de vue de la circulation sociale à travers une recherche dans le corpus French Web 2020, puis confrontées avec les entrées correspondantes dans les principaux dictionnaires institutionnels contemporains (Petit Robert 2023, Hachette 2023), ainsi que dans le plus célèbre dictionnaire collaboratif existant, le Wiktionnaire. La fréquence de ces mots dans les corpus étant très basse, d’autres critères de dictionnarisabilité ont pu justifier leur introduction dans le dictionnaires, tels l’ouverture traditionnelle de la maison Larousse aux régionalismes et au français parlé ou le choix thématique de l’édition 2023 (les vacances).
L’article de M. De Gioia (Sur quelques comparaisons entre le français de France et le francoprovençal de Faeto , pp. 61-72) constitue une étape de la construction du Lexique-Grammaire (LG) comparé des Langues Romanes en s’attachant à une variété de francoprovençal parlée dans les Pouilles. Plus de 7000 adverbes figés ont été recensés pour F, répartis dans les catégories des adverbes proprement dits, des compléments circonstanciels et des propositions subordonnées circonstancielles : poursuivant le travail de Maurice Gross, qui a construit le LG des adverbes figés du français, l’A. compare ici les adverbes figés du français de France (F) et ceux du francoprovençal de Faeto (FPF). Après l’extraction du corpus FPF à partir de sources lexicographiques existantes et son classement en seize classes en fonction de la structure interne, l’A. étudie quelques cas d’équivalence lexicale totale et partielle, ou bien de différence lexicale, avec les adverbes figés français et italien.
Le travail de M. Rossi (Métaphores de la lutte : variations dans les corpus francophones, pp. 73-87) se situe également dans une perspective francophone : la métaphore de la guerre, métaphore de cadrage dans plusieurs domaines (la santé, le réchauffement climatique, les élections etc.), y est étudiée dans différents corpus de textes ordinaires et institutionnels. L’étude se concentre sur le substantif lutte, en proposant d’abord un parcours historique de son traitement lexicographique dans les principaux dictionnaires institutionnels, afin de mettre en relief les emplois et les collocations métaphoriques de lutte. Six corpus disponibles sur la plateforme Sketch Engine sont explorés par la suite : trois corpus FrTenTen, rassemblant des textes sur internet provenant de France, de Belgique et du Canada, et trois corpus institutionnels, constitués de débats parlementaires belges et français et des documents officiels de l’ONU. Bien qu’exploratoire, cette étude met en évidence les variations intralinguistiques – d’un point de vue diaphasique et diatopique – que peut présenter l’expression métaphorique lutte.
F. Attruia et S. Vicari (Humour et ironie dans les mèmes politiques : étude contrastive, pp. 89-102) présentent une étude contrastive sur un corpus de mèmes politiques français et italiens, dans le but d’étudier le recours à l’ironie et à l’humour dans un discours polémique. D’abord, une synthèse des études récentes sur les mèmes internet permet de cerner les caractéristiques principales de ce technogenre devenu un « redoutable objet politique » telles la plurisémioticité, la multimodalité, l’anonymat. Ensuite, un corpus d’une centaine de mèmes, dont les A. ont repéré la matrice dans la banque de données Know your memes, fait l’objet d’une analyse énonciative et sémantique, qui permet le repérage, en ce qui concerne les procédés ironiques, des structures de sur-énonciation et délégitimation du Point De Vue ; lorsqu’un simple effet humoristique est relevé, les A. mettent en lumière la présence de procédés de recontextualisation des énoncés et de jeux de mots fondés sur le défigement, sur le détournement (par exemple, de titres de chansons) ou sur l’interdiscours (par exemple, les renvois à la culture pop).
La dernière contribution (Francophonie(s) en perspective(s), pp. 103-115) est l’œuvre des éditeurs du volume, C. Molinari et R. Paternostro, qui rendent hommage à celle qui a inspiré et guidé leur parcours d’enseignants-chercheurs en revenant sur deux aspects de la façon diversitaire d’aborder le français, si bien illustrée par la carrière et la production scientifique d’Enrica Galazzi. Partant des considérations contenues dans un article d’E. Galazzi, qui remet « la périphérie au centre » et la considère comme « le moteur de l’innovation et de la créativité » tant en linguistique qu’en didactique, les A. se penchent d’abord sur la prononciation, puis sur le lexique. L’attention est portée tout d’abord sur les évolutions récentes de la notion d’accent et sur l’enseignement de la prononciation comme composante de la compétence sociolinguistique de l’apprenant de FLE, qui se décline différemment selon le milieu homoglotte ou alloglotte d’apprentissage et selon les objectifs de l’apprentissage. Ensuite, la diversité lexicale dans l’espace francophone est prise en compte, en particulier dans les dictionnaires : tant l’informatisation et la mise en ligne des dictionnaires traditionnels que la naissance des dictionnaires collaboratifs ont favorisé la prise en compte de la variation lexicale, mais malgré l’intention d’inclure et de valoriser l’espace francophone, la représentation qui en résulte demeure parfois incomplète et biaisée. Quelques projets lexicographiques récents, comme Usito, parviennent cependant à rétablir un équilibre dans la représentation des variétés française et québécoise. L’article se clôt sur un plaidoyer pour une nouvelle conception de la francophonie, plurielle, inclusive et diversitaire.
Au-delà de l’hommage rendu à une enseignante-chercheuse d’exception, par la qualité et la diversité de ses contributions, cet ouvrage constitue une référence précieuse pour la compréhension des dynamiques contemporaines du français.
[Michela Murano]