Ioana GALLERON, Geoffrey WILLIAMS (éds.), Dictionnaires et réseaux des lexicographes aux XVIIe et XVIIIe siècles

di | 25 Ottobre 2025

Ioana GALLERON, Geoffrey WILLIAMS (éds.), Dictionnaires et réseaux des lexicographes aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Honoré Champion, 2023, 268 pp.

Les articles réunis dans ce volume s’inscrivent dans la (re)découverte des dictionnaires proto-encyclopédiques, ces ouvrages intermédiaires entre les dictionnaires linguistiques et les encyclopédies du siècle des Lumières, publiés en Europe entre la fin du XVIIᵉ et le début du XIXᵉ siècle. L’« Introduction », signée par les deux directeurs de la publication, Ioana Galleron et Geoffrey Williams, replace le Dictionnaire universel de Furetière (1690) au point d’origine d’une tradition cherchant à concilier description de la langue et représentation des savoirs. Conçus par des érudits souvent extérieurs aux académies, ces dictionnaires deviennent les relais d’une circulation européenne des idées, soumise aux contraintes politiques et religieuses propres à chaque contexte. Divisé en deux parties – « Le Dictionnaire universel et ses échos » et « Échos et transformations » – le volume montre comment cette formule, entre science et pédagogie, irrigue les pratiques lexicographiques de l’Europe moderne et illustre la vitalité d’un réseau intellectuel où le modèle furetiérien se décline selon des traditions nationales diverses.

La première partie s’ouvre avec la contribution de Sara Graveleau et Clarissa Stincone (« Un dictionnaire encyclopédique : sources linguistiques et religieuses du Dictionnaire universel de Basnage », pp. 23-54) qui analysent le développement de la vocation encyclopédique du Dictionnaire universel dans l’édition de 1701, confiée à Henri Basnage de Beauval (1656-1710), avocat et responsable du journal Histoire des ouvrages des sçavans. Leur étude, centrée sur les champs de la langue et de la religion, met en évidence l’élargissement du cadre lexicographique vers un savoir raisonné annonçant l’esprit encyclopédique du XVIIIᵉ siècle et, peut-être, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.

Dans son article (« Repenser le dictionnaire face au plagiat : du Dictionnaire universel au Trévoux, et retour », pp. 55-80), Ioana Galleron réévalue la portée de la troisième édition du dictionnaire de Furetière, confiée à Henri Basnage de Beauval en 1708, peu après la parution du Trévoux. Plutôt que de rivaliser avec ce dernier, Basnage réoriente son entreprise : il privilégie une approche lexicale détachée des ambitions encyclopédiques qui caractérisaient l’édition de 1701. Galleron montre comment cette évolution, discrète à son époque, annonce certaines tendances de la lexicographie des siècles suivants, en particulier celle du XIXᵉ siècle.

Dans « Les sources françaises de la lexicographie portugaise aux Lumières » (pp. 81-106), João Paulo Silvestre revisite les emprunts lexicographiques de Rafael Bluteau (1712-1728) au modèle français. Sans jamais citer Furetière, pourtant présent en filigrane, Bluteau puise dans une douzaine de dictionnaires français de la fin du XVIIe siècle. Silvestre suggère que cette omission s’explique autant par la censure académique que par la prudence religieuse imposée par l’Inquisition. Entre fidélité au Trévoux et effacement de Furetière, Bluteau compose une synthèse adaptée à la sensibilité catholique portugaise.

Dans son article (« Régulation, résistance et réappropriation : Johnson et la lexicographie française », pp. 107-131), Lynda Mugglestone revisite les rapports complexes entre Samuel Johnson et la tradition lexicographique française. Derrière l’image d’un Johnson patriote opposé à l’Académie française, l’autrice met en lumière un savant européen, nourri des modèles de Furetière, Basnage et du Trévoux. Loin de rejeter ces sources, Johnson les adapte, traduisant, condensant et intégrant leurs méthodes à son Dictionary (1755). Cette réappropriation critique révèle une tension féconde entre régulation et liberté, qui fonde une lexicographie à la fois nationale et transnationale.

Dans « La Cyclopaedia d’Ephraïm Chambers et les réseaux lexicographiques du XVIIIᵉ siècle » (pp. 133-159), Alexander K. Bocast revisite la genèse de l’encyclopédisme moderne à travers l’œuvre de Chambers (1728). Inspirée de la classification baconienne des savoirs, la Cyclopaedia établit une cartographie raisonnée des connaissances où la définition joue un rôle structurant. Bocast met en évidence l’influence décisive du Dictionnaire universel de Furetière et de Basnage de Beauval, dont Chambers reprend de nombreux éléments, souvent via le Trévoux. L’étude replace ainsi la Cyclopaedia dans un vaste réseau européen de pratiques lexicographiques.

La deuxième partie du volume s’ouvre avec la contribution de Simon Skovgaard Boeck (« La partie encyclopédique du projet de Grand dictionnaire de Matthias Moth », pp. 163-181), qui analyse le manuscrit du lexicographe danois Matthias Moth (1649-1719), vaste projet de soixante-deux volumes. Proche par sa conception du Dictionnaire universel, il n’en montre pourtant aucune dépendance directe. Si Moth possédait l’ouvrage de Furetière, il privilégie la géographie, écartée par Furetière et Basnage. Quelques convergences apparaissent dans les articles de médecine et de botanique. La structure en deux parties rapproche cependant son travail du modèle de Thomas Corneille.

Elena Carpi et Francisco M. Carriscondo Esquivel (« Du Dictionnaire de Trévoux au Diccionario Castellano du Père Terreros : la nomenclature des cultes non catholiques », pp. 183-201), analysent le caractère encyclopédique et confessionnel du dictionnaire espagnol (1786-1788), conçu dans la lignée du Dictionnaire de Trévoux. Refusant explicitement l’héritage de Furetière et du Dictionnaire universel, Terreros privilégie le modèle jésuite de 1752. L’étude montre comment les articles sur les hérésies, les cultes et les mouvements spirituels traduisent un projet à la fois pédagogique et apologétique, visant à informer tout en combattant l’hérésie protestante et le déisme, assimilé à l’athéisme.

Dans sa contribution (« Le Diccionario Italiano, e Portuguez (1773-1774) de Joaquim José da Costa e Sá : sources et descendance », pp. 203-221), Monica Lupetti revisite la genèse d’un projet bilingue qui dépasse la simple visée lexicale. En ouvrant son dictionnaire aux termes des sciences et des arts, Joaquim José da Costa e Sá (1740-1803) esquisse une conception du langage comme miroir du monde. S’il s’inspire de la Crusca plutôt que des sources les plus récentes, son travail contribue à enrichir le portugais d’emprunts italiens et témoigne d’une curiosité encyclopédique propre à l’esprit réformateur du XVIIIᵉ siècle.

Kira I. Kovalenko et Georgiy A. Molkov, « Les dictionnaires multilingues russes du XVIII siècle et leurs liens avec la lexicographie française » (pp. 223-235), retracent la formation d’une tradition lexicographique russe nourrie du modèle français. À travers la multiplication des dictionnaires bilingues et multilingues, la Russie des Lumières affirme son ambition linguistique et culturelle. L’Académie russe adopte les principes normatifs de l’Académie française, érigeant la pureté de la langue en idéal. Les auteurs montrent toutefois que cette filiation s’accompagne d’une appropriation créative, intégrant diverses sources européennes.

Le volume se termine par une « Bibliographie générale » (pp. 237-260) et un « Index des noms » (pp. 261-265), qui prolongent le parcours de recherche en restituant l’étendue des sources et des acteurs mobilisés. Ces sections finales inscrivent l’ouvrage dans une perspective de travail collectif, où la lexicographie est envisagée comme un réseau de savoirs et de pratiques à la fois partagés et reconfigurés à l’échelle européenne.

[Cosimo DE GIOVANNI]