Loredana TROVATO (éd.), Des mets et des mots. Migrations et rencontres gastronomiques sous l’angle des langues-cultures

di | 19 Ottobre 2025

Loredana TROVATO (éd.), Des mets et des mots. Migrations et rencontres gastronomiques sous l’angle des langues-cultures, Scritture Migranti, n. 18, 2024, pp. 243.

Depuis 2007, grâce au travail du fondateur Fulvio Pezzarossa et de ses collaborateurs, la revue Scritture Migranti s’est imposée dans le panorama scientifique avec l’objectif de promouvoir la littérature migrante. Le numéro 18/2024, Mangiare e parlare. Migrazione e incontri gastronomici dal punto di vista della lingua e della cultura – sous la direction de Daniele Comberiati, de Yahis Martari et de Chiara Mengozzi – s’inscrit dans la continuité du parcours précédemment tracé, mais il adopte un regard renouvelé, ouvrant ainsi de nouvelles pistes de réflexion. Le volume se compose d’une section monographique, qui propose « une analyse approfondie de diverses relations – surtout dans le domaine linguistique – entre migration et nourriture » (Comberiati, Martari, Mengozzi dans Editoriale, p. I), ainsi que de plusieurs autres sections – Lingue Migranti, Scritture/Visioni, Rassegne – qui accueillent des « articles scientifiques externes au noyau thématique » (ibidem).

Comme le précise Loredana Trovato dans son Introduction. Des mets et des mots. Migrations et rencontres gastronomiques sous l’angle des langues cultures (pp. 3-16), la paronomase « des mets et des mots » constitue le fil rouge du dossier. Partant du principe que « les mots enrichissent notre expérience culinaire […], tandis que les mets […] notre langue » (p. 4), les auteurs proposent une réflexion féconde sur leur relation, envisagée comme « une occasion de rencontre et de compréhension mutuelle qui n’intéresse pas exclusivement la sphère franco-italienne » (p. 10). De fait, les contributions réunies dépassent ces frontières pour s’ouvrir « aux processus de mondialisation […] des cultures gastronomiques » (ibidem), mettant en lumière – dans la partie finale – les enjeux liés à l’enseignement et à l’apprentissage du lexique du tourisme et de la gastronomie.

L’article de Lorenzo Devilla et de Nicla Mercurio, intitulé « Une étoile (verte) est née » : pratiques durables et stratégies discursives des restaurants du Guide Michelin en France et en Italie (pp. 17-48), offre une analyse rigoureuse des pratiques discursives liées à la durabilité dans les restaurants français et italiens distingués par l’Étoile Verte du Guide Michelin. À travers une méthodologie qualitative et quantitative appliquée à un corpus de 120 sites web (70 restaurants français et 50 restaurants italiens), les auteurs cherchent à montrer comment les chefs et le discours gastronomique en général mettent en avant des valeurs telles que le terroir, la saisonnalité, l’authenticité, la durabilité et l’expérience.  Cette orientation narrative, à mi-chemin entre glocalisme et néolocalisme, s’inscrit dans une logique stratégique de construction identitaire et de différenciation commerciale.

L’étude de Paola Labadessa, Sur la variation terminologique et traductologique de quelques gastronymes siciliens dans un corpus de textes touristiques en langue française (pp. 49-80), se penche sur l’observation de plusieurs types de variations « dans le domaine de la traduction des langues spécialisées […], formulant des hypothèses de fautes ou erreurs » et relevant « des adaptations, des choix traductifs, même des néologismes » (p. 58). À titre d’exemple, un plat comme caponatina est traduit par ratatouille, tandis que les arancini deviennent des croquettes au riz, ce qui illustre une tendance finissant par aplatir la spécificité culturelle. L’analyse met également en lumière l’impact des traductions automatiques des noms et souligne l’importance de la transmission authentique du patrimoine culinaire local, notamment dans les récits de voyages, les guides touristiques, les brochures, les menus, les sites web ou les blogs.

Dans Migrations gastronomiques et lexicographiques. Les noms des fromages italiens au prisme d’Internet et des dictionnaires (pp. 81-100), Stella Mangiapane examine la présence – ou l’absence – des fromages italiens dans les dictionnaires monolingues et bilingues francophones. Bien que des produits comme parmesan ou mozzarella soient bien intégrés, d’autres circulent largement en ligne sans pour autant figurer dans les ouvrages lexicographiques. Cette migration lexicale révèle un décalage entre usage courant et reconnaissance institutionnelle, soulignant le rôle de nouveaux médias dans la diffusion des termes gastronomiques.

L’article de Sergio Piscopo, Stratégies d’adaptation des marques agroalimentaires internationales au contexte local : analyse des mutations identitaires et discursives de Danone, Nestlé et Carte d’Or dans une perspective franco-italienne (pp. 101-133), traite de la tension entre globalisation et enracinement local à travers les slogans publicitaires, les produits et les dénominations commerciales des trois grandes marques agroalimentaires. Les slogans italiens tels que « Il piacere va a ruba » ou français comme « Du calcium pour le goûter » illustrent des stratégies d’adaptation linguistique et culturelle qui dépassent la simple traduction littérale et qui répondent « aux goûts, aux valeurs, ainsi qu’aux attentes locales des consommateurs » (p. 122). L’auteur identifie également des processus de disciplinarisation et de déterminologisation, relevant finalement « la complexité et l’importance des stratégies de localisation marketing dans l’industrie alimentaire » (p. 127).

Comme le souligne le titre, Migrations dénominatives internes des produits gastronomiques sardes entre linguistique et marketing (pp. 135-162), Francesca Chessa et Cosimo De Giovanni se concentrent sur les mutations dénominatives des produits gastronomiques sardes. En particulier, leur étude, d’un côté, révèle l’usage stratégique de noms polylexicaux et de toponymes dans le commerce en ligne (par ex. Biscotti di Fonni, Carasau di Oliena), qui visent à conjuguer authenticité locale et visibilité SEO, de l’autre, elle montre comment certains termes dialectaux comme fregula sont maintenus pour souligner l’identité régionale, tandis que d’autres subissent une italianisation marketing (par ex. pasta fregola), illustrant ainsi la tension entre patrimoine et accessibilité commerciale.

Dans Contaminazioni e migrazioni gastronomiche nelle ricette di Jehane Benoît « grande dame » della cucina canadese (pp. 163-188), Sergio Piraro adopte une perspective socio-historique visant à retracer l’œuvre de l’une des figures les plus emblématiques de la cuisine canadienne. Ses recettes, issues de L’Encyclopédie de la cuisine canadienne (1963) ainsi que de certaines revues auxquelles Benoît a collaboré, réalisent une synthèse entre influences françaises, anglo-saxonnes et migrantes, mais la présence des recettes italiennes est particulièrement significative. L’article montre comment la cuisine devient un vecteur d’intégration culturelle et de redéfinition identitaire.

Dans Tradition italienne et terroir suisse. L’italianité gastronomique dans la communication publicitaire de certaines activités commerciales implantées en Suisse romande : entre remémoration et stéréotypie (pp. 189-213), Stefana Squatrito analyse la représentation de l’italianité dans les publicités fromagères de trois entreprises italo-suisses en Suisse romande. À travers des slogans comme « Nos fromages sont le fruit du mariage entre la tradition italienne et le terroir vaudois », les campagnes publicitaires cherchent à combiner l’excellence artisanale italienne et la qualité des matières premières suisses. L’auteure note cependant l’usage récurrent de stéréotypes, qui renvoient à une italianité idéalisée et folklorisée, mobilisée à des fins commerciales.

Enfin, l’article de Sara Manuela Cacioppo, Intégrer le genre dans l’enseignement/apprentissage du lexique du tourisme et de la gastronomie (pp. 215-243), propose une approche pédagogique originale en croisant lexique spécialisé, problématiques de genre et didactique du FOS (Français sur Objectifs Spécifiques). L’unité didactique expérimentée auprès d’étudiant.e.s italophones en tourisme aborde les migrations gastronomiques à travers des exercices intégrant des stéréotypes de genre, comme l’usage métaphorique d’animaux ou de sucreries, ce qui permet « non seulement d’accroître leurs compétences » (p. 239), mais aussi et surtout de sensibiliser les apprenant.e.s face aux représentations de genre véhiculées par le lexique culinaire et touristique. C’est ainsi que « le dialogue entre les mets et les mots » ne se réduit pas en « une exploration – quelque peu réductive, voire banale – du passé », mais se configure comme « une sorte de danse perpétuelle entre le traditionnel et le moderne, l’indigène et l’étranger, composant le tissu coloré d’une humanité unie dans sa diversité » (Trovato, p. 14).

[PAOLA ANNA BUTANO]