Janusz Bień, Paulina Mazurkiewicz, Katarzyna Wołowska (éds.), Entre liberté et contrainte dans la recherche linguistique, Peter Lang, Warszawa, 2023.
Publié dans la collection Études de linguistique, littérature et art, ce volume collectif, dirigé par Janusz Bień, Paulina Mazurkiewicz et Katarzyna Wołowska, réunit des contributions qui interrogent, sous divers angles théoriques et méthodologiques, le rapport dialectique entre liberté et contrainte dans la recherche linguistique. Les auteurs, issus principalement d’universités polonaises (Varsovie, Lublin, Silésie) et baltes (Vilnius), mais également d’autres contextes académiques (Azerbaïdjan), proposent une exploration pluridisciplinaire couvrant la linguistique théorique et appliquée, la lexicologie, la syntaxe, la morphologie, la traductologie et l’analyse du discours, y compris dans ses dimensions juridiques et numériques.
Le recueil s’articule autour d’une problématique commune : comment les contraintes – qu’elles soient formelles, cognitives, sémantiques, juridiques ou socioculturelles – coexistent et interagissent avec la liberté inhérente à l’usage et à l’interprétation de la langue. Cette tension se manifeste dans des terrains d’étude variés : la combinatoire syntaxique des quantifieurs, les collocations contemporaines, la morphologie néologique, l’emploi des prépositions, le discours antisémite, la communication virtuelle, la traduction juridique ou encore l’analyse du courrier des lecteurs. L’ensemble met ainsi en lumière une forme d’oxymore : les limites de la liberté et les libertés des contraintes.
Le volume s’ouvre avec la contribution de Krzysztof Bogacki, Agnieszka Dryjańska et Vita Valiukienė, intitulée La liberté et le jeu des contraintes dans la construction et la sélection du sens. Les auteur(e)s montrent d’abord que les notions de liberté et de contrainte ne s’opposent pas de manière absolue, mais interagissent constamment dans le fonctionnement de la langue. Ils analysent ensuite le concept de liberté en français à travers une approche comparative avec le polonais (wolność) et le lituanien (laisvė). En mettant en évidence que les sens de liberté se déclinent dans divers contextes linguistiques et culturels, l’analyse montre que les contraintes, en tant que sélecteurs de sens, révèlent à la fois des convergences universelles et des spécificités culturelles.
Suit le chapitre de Vitalija Kazlauskienė et Ulfet Ibrahim, Liberté sans contrainte : extension de l’espace conceptuel du fonctionnement des collocations avec liberté d’aujourd’hui, qui s’inscrit dans la lexicologie et l’étude des collocations dans une perspective synchronique. Relevant de la sémantique distributionnelle, il combine l’examen théorique des notions de concept et de collocation avec une analyse empirique fondée sur des données lexicographiques et de corpus, dans le cadre du principe selon lequel « la richesse de la conceptosphère d’une langue nationale est proportionnelle à la richesse de la culture de cette nation » (p. 27). Le chapitre montre que le concept de liberté est polymorphe et s’adapte à divers contextes (historiques, politiques, religieux, numériques, culturels), dépassant ainsi la définition lexicographique. En se limitant à la présentation du concept de liberté dans la langue française, les auteurs envisagent la possibilité d’élargir le champ de l’investigation au moyen d’une analyse contrastive dans d’autres langues (russe, lituanien, azéri), afin d’en dégager les spécificités culturelles et sémantiques, et en soulignent l’intérêt pour la linguistique, la traduction, la sociologie, les sciences politiques et la philosophie.
Vient ensuite l’étude de Małgorzata Izert, La liberté et les contraintes dans la combinatoire de certains quantifieurs nominaux DET N₁ de avec N₂ – approches syntaxique et sémantique, qui traite de la syntaxe et de la sémantique des quantifieurs à partir d’une analyse morphosyntaxique et sémantique. L’auteure, en s’appuyant sur un parcours allant du Traité de stylistique française de Bally (1909) jusqu’aux travaux de Mejri, met en évidence comment la phraséologie peut constituer un lieu privilégié où liberté combinatoire et figement se rencontrent et s’expriment. Elle présente une sélection de syntagmes binominaux constituant un corpus de quantifieurs nominaux d’origine militaire, hydrographique, météorologique, géologique, religieuse et musicale ou instrumentale, élaboré à partir du Trésor de la langue française informatisé (TLFi), du Larousse en ligne (LR) et du Grand Robert de la langue française en ligne (GRLF), tout en appuyant l’exploration proprement dite sur le corpus FrTenTen, accessible via la plateforme Sketch Engine. En mettant en évidence les images associées à chaque domaine (par ex. « image d’un grand ensemble » pour l’origine militaire, p. 48), mais aussi en montrant que la combinaison dépend du degré de liberté et de contrainte du quantifieur, l’auteure souligne que les collocations avec quantifieurs nominaux illustrent parfaitement la tension entre liberté et contrainte dans la combinatoire lexicale, où la régularité syntaxique coexiste avec l’imprévisibilité sémantique.
Le chapitre de Wanda Fijałkowska, Les contraintes formelles et sémantiques nécessaires pour distinguer les mots-valises des fracto-composés français, s’inscrit dans la morphologie lexicale et la néologie, selon une analyse morphologique et sémantique. Dans son article, l’auteure cherche à établir des critères clairs pour distinguer les mots-valises (MV) des fracto-composés (FC). Après avoir montré la difficulté de classification de certains néologismes récents (covidiot, frawmage, lunidimanche, p. 56), elle passe en revue les solutions proposées par la littérature, en retenant principalement des contraintes formelles. L’analyse conduit l’auteure à définir les MV comme des amalgames reposant sur une superposition syllabique, et à réserver aux FC les formations issues d’une simple troncation ou d’un segment trop court. Une annexe illustre cette typologie par une liste de néologismes contemporains.
L’étude de Katarzyna Kwapisz-Osadnik, La perception en tant que contrainte cognitive dans l’emploi des prépositions françaises à et de, relevant de la linguistique cognitive selon Langacker, analyse le rôle de la perception comme contrainte cognitive dans l’emploi de ces deux prépositions. L’auteure montre que la langue n’est pas seulement un instrument de communication, mais aussi un moyen d’encodage et de décodage des relations perçues dans le monde. L’analyse d’exemples tirés de dictionnaires (Larousse, Le Robert, Reverso, CNRTL) illustre que les prépositions traduisent directement le processus de conceptualisation, à travers le profilage de certains traits saillants et la perspective adoptée sur la scène perçue. Ainsi, si la langue paraît offrir une liberté d’emploi, celle-ci demeure en réalité bornée par des contraintes cognitives qui, en se transformant en contraintes morphosyntaxiques et sémantiques, régulent strictement les combinaisons possibles. L’étude conclut donc que même des marqueurs grammaticaux comme les prépositions peuvent apparaître comme des révélateurs du fonctionnement cognitif qui structure l’organisation de la langue.
Le texte d’Ewa Pirogowska, Quand la parole n’est pas une opinion, mais un délit. Les contraintes dans les recherches linguistiques sur des propos antisémites, analyse les mécanismes discursifs et argumentatifs de l’antisémitisme dans une perspective contrastive franco-polonaise. En recourant au CADS (Computer Assisted Discourse Analysis) et à un corpus de discours médiatiques et sociaux (notamment Dieudonné et Betlejewski), l’auteure met en évidence comment proverbes, expressions figées, lexique stéréotypé et comparaisons banales peuvent construire et véhiculer une image linguistique négative et persistante des groupes cibles du discours haineux, montrant que « le racisme […] réduit la perception et va directement vers une représentation sociale négative » (p. 89) de l’Autre.
Le chapitre de Marta Sobieszewska, Contrainte et liberté dans l’approche juritraductologique, s’inscrit dans le domaine de la juritraductologie, une discipline récente née en 2012, dont l’objectif est « d’apporter des solutions concrètes aux traducteurs de textes juridiques » (p. 95). L’auteure met en évidence les particularités de la traduction juridique et en illustre la complexité à travers le cas d’une traduction d’un acte de procuration du polonais vers le français. L’étude montre que la juritraductologie permet de dépasser les difficultés liées à l’équivalence en traduction juridique, tout en soulignant que seule une approche pragmatique et interdisciplinaire peut garantir une traduction à la fois fidèle au texte source et pleinement fonctionnelle dans le système de droit d’arrivée.
La contribution en espagnol de Katarzyna Kaczyńska, Con ternura sobre el crimen. Diminutivos en la literatura policiaca español-polaca, est suivie par les deux derniers articles consacrés au thème du volume dans les espaces de communication, qui mettent en évidence comment la présence de contraintes n’élimine pas mais module les possibilités expressives.
En effet, le volume se conclut avec les réflexions d’Anna Kieliszczyk, Entre liberté et contrainte dans le courrier des lecteurs, consacrée à l’analyse du discours médiatique selon une approche qualitative, et celle de Katarzyna Wołowska, Les contraintes de la communication dans l’espace virtuel : la négociation de l’identité des usagers sur les forums de discussion en ligne, inscrite dans la sociolinguistique et l’analyse du discours numérique.
Dans son chapitre, Anna Kieliszczyk s’intéresse au courrier des lecteurs en tant que genre journalistique particulier caractérisé par une grande variété. L’analyse d’un corpus de journaux et de magazines français et suisses met en évidence la diversité des textes publiés. L’auteure montre que, malgré les contraintes imposées par les rédactions – longueur, critères de sélection, modalités d’envoi –, la liberté d’expression y demeure centrale, faisant du courrier des lecteurs un espace essentiel de prise de parole citoyenne.
Katarzyna Wołowska conclut le volume en proposant une analyse de la manière dont les usagers des forums en ligne construisent et négocient leur identité virtuelle. Elle montre que l’anonymat offert par la communication numérique n’est pas absolu mais relatif, constituant à la fois une protection et une contrainte centrale dans l’interaction dont l’identité en ligne apparaît comme instable et incomplète. Pour démontrer cela, l’auteure s’appuie sur les outils de la pragmatique linguistique et de l’analyse conversationnelle (Kerbrat-Orecchioni) et analyse un corpus de forums francophones (Ubuntu-fr, Jeux Vidéo, Droit-Finances, Au Féminin), en étudiant la construction de l’« image du je », la perception de l’interlocuteur et les différentes formes de négociation. Ses analyses révèlent qu’en définitive, l’identité virtuelle est toujours partielle, adaptée et renégociée, parfois falsifiée, mais elle demeure un outil de communication efficace, façonné par la logique propre du médium et les contraintes de l’échange à distance.
[Maria Domenica LO NOSTRO]