Hervé DELPLANQUE, Stephanie SCHWERTER (dir.), L’incompréhension culturelle à l’épreuve du
droit, Berlin, Frank & Timme, 2025 (« TransÜD – Arbeiten zur Theorie und Praxis des Übersetzens und Dolmetschens », 151), pp. 255.
Sous la direction d’Hervé Delplanque et Stephanie Schwerter, l’ouvrage collectif L’incompréhension culturelle à l’épreuve du droit, paru en 2025 dans la collection « TransÜD – Arbeiten zur Theorie und Praxis des Übersetzens und Dolmetschens », réunit des contributions de différents professionnels qui réfléchissent sur des questions juridiques à travers une approche interdisciplinaire, mêlant droit national et international, linguistique et traductologie.
Dans l’« Introduction » (pp. 9-15), Delplanque et Schwerter soulignent l’importance de la diversité culturelle comme condition principale pour un droit à la différence qui doit être consacré, institutionnalisé et protégé. Toutefois, une première apparente opposition naît entre la pluralité culturelle et l’uniformité juridique. Les auteurs se demandent donc comment ces deux notions peuvent cohabiter dans un monde de plus en plus multiculturel, sans générer des incompréhensions culturelles, c’est-à-dire des malentendus ou des difficultés de communication qui surviennent lorsque des personnes de cultures différentes interagissent.
L’ouvrage, divisé en quatre parties, rassemble au total treize contributions.
La première partie, intitulée « Approches pratiques et empiriques », compte trois contributions.
Dans « Culture(s), conflits et droit pénal – Voyage au pays des incompréhensions » (pp. 19-43), Delplanque et Schwerter rapportent les principales définitions de culture et abordent le sujet de l’écart culturel. Dans une situation d’écart, si les deux interlocuteurs sont capables d’accepter la différence culturelle, il en résulte un échange harmonieux. Dans le cas inverse, un jugement négatif peut provoquer l’arrêt des échanges. Par conséquent, il est essentiel d’être conscient des différentes manières d’agir, et d’éviter des interprétations erronées car il n’existe pas une culture, mais des cultures. Et même si le droit conserve une vocation à l’unicité, il évolue et s’adapte aux changements sociaux et culturels, comme il est arrivé en France dans le cas de la dépénalisation de l’adultère, de l’IVG ou de l’abolition de la peine de mort.
Dans « Mécompréhensions culturelles et traduction juridique – Le remède d’une approche interdisciplinaire » (pp. 45-63), Kerstin Peglow affirme que l’interdisciplinarité et l’interculturalité constituent la base de la traduction juridique. Comme le langage juridique est une langue spécialisée, la difficulté de traduire certains termes spécifiques exige une analyse approfondie des textes dans la langue source. Après avoir identifié le système juridique de la langue cible, il est nécessaire de trouver une équivalence fonctionnelle (p. 57) pour transmettre le sens du texte d’origine en tenant compte de la situation de communication et des destinataires. Les solutions traductives proposées par Peglow sont, d’abord, la périphrase, l’intégration du mot étranger (en langue source) et la traduction littérale ; ensuite, des néologismes crées ad hoc et, enfin, une équivalence descriptive (p. 59) pour décrire la fonction ou la signification d’un terme dans la langue source.
Dans « Les incompréhensions culturelles dans la traduction des actes judiciaires » (pp. 65-80), Dorina Irimia compare des actes judiciaires français avec des actes roumains en observant les manières de traiter les affaires dans les deux pays. D’après l’autrice, il faut se demander quelles réalités culturelles sont recouvertes par ces affaires avant de les traduire. Le traitement des affaires dans deux pays peut être identique, proche, inexistant ou avec des moyens différents selon les cas. Mais, en toute circonstance, la connaissance approfondie des deux systèmes judiciaires et un accommodement raisonnable (p. 77) dans la traduction seraient utiles pour trouver la tournure qui, en même temps, respecte le sens du texte original et soit claire pour le lecteur.
La deuxième partie, intitulée « Réflexions philosophiques et linguistiques », compte trois autres contributions.
Dans « Limiter le risque d’incompréhensions culturelles – De la nécessité d’adapter le droit aux évolutions de la société » (pp. 83-101), Héloïse Granville met en évidence l’interconnexion entre droit et société en définissant le premier comme le contributeur majoritaire à la création des valeurs forgeant la culture. Ensuite, des réflexions sont développées pour pallier le risque d’incompréhensions culturelles du droit, ainsi que d’incompréhensions juridiques de la culture. À cet effet, il est nécessaire de trouver un équilibre en considérant que les cultures sont en constante évolution et, même si le droit doit se façonner à la société, il ne peut pas être soumis à des modifications continues, ce qui générerait une forte insécurité juridique.
Dans « Les défis d’une traduction juridique fidèle » (pp. 103-120), Nada Kfouri Khoury montre que les différences culturelles peuvent entraver une traduction claire des affaires juridiques. Pour aboutir à une traduction exempte de malentendus, les traducteurs doivent, d’une part, s’inspirer des éléments linguistiques des textes, comme la ponctuation et les performatifs, et d’autre part, prendre en compte les repères contextuels, en particulier dans le droit international, où les systèmes juridiques et les coutumes varient considérablement. Dans la conclusion, elle évoque l’Intelligence Artificielle pour la traduction juridique en remarquant ses limites précisément en termes de compréhension contextuelle et de nuances linguistiques.
Dans « Juges bilingues et incompréhensions culturelles dans le contexte francophone minoritaire canadien – Un point de vue de justiciable » (pp. 121-140), Agnès Whitfield discute des droits linguistiques qui encadrent l’accès aux juges bilingues en Ontario et s’attarde sur les différentes manières dont les juges bilingues et unilingues se sont positionnés au sein de l’infrastructure judiciaire par rapport à l’exercice des droits linguistiques. Elle remarque que l’usage du français n’est pas toujours perçu comme un droit, mais plutôt comme un accommodement, et que la présence d’un juge bilingue ne garantit pas une égalité effective entre les deux langues, au détriment des justiciables francophones.
La troisième partie, intitulée « Dimensions politiques et publiques », englobe trois contributions.
Dans « Aspects de l’incompréhension culturelle en interprétation de service public en France – Une étude de terrain » (pp. 143-161), Mohannad Alhalaki a conduit une enquête par focus group, une démarche basée sur la discussion interactive d’un groupe de six interprètes, pour illustrer les incompréhensions culturelles en ISP (interprétation de service public). Plusieurs aspects et conséquences de ces incompréhensions ont été évoqués. Parmi les aspects d’incompréhension en ISP, il a détecté les différences linguistiques entre les interlocuteurs, les différences culturelles qui sont parfois présentes au sein d’une même langue, et l’ambiguïté du rôle de l’interprète. Quant aux conséquences d’incompréhension en ISP, le ralentissement du processus, les tensions entre les interlocuteurs, le coût cognitif pour l’interprète et économique pour l’usager, ainsi que la mise en doute des compétences de l’interprète sont les implications les plus fréquentes. Il conclut avec un approfondissement sur ces thématiques afin d’améliorer les approches d’acquisition de compétences de l’ISP dans les centres de formation.
Dans « Traduire la notion de paix en arabe – Les enjeux de l’incompréhension de la traduction institutionnelle internationale » (pp. 163-179), Hanaa Beldjerd examine la traduction vers l’arabe du mot « paix » au sein de l’Organisation des Nations Unies. La notion de paix est difficile à définir car sa conception dépend des époques et des contextes. Toutefois, dans le sens onusien, cette notion désigne non seulement l’absence des guerres, mais aussi l’égalité et la liberté des peuples. Pour cette raison, la traduction onusienne de paix en arabe est silm, qui s’avère un « calque institutionnel » (p. 167) privilégiant la forme de la langue-culture source au détriment du contenu de la langue-culture cible. Ainsi, le vrai débat porte sur la compréhension du produit de la traduction, qui reste étrange pour les arabophones en dehors du contexte institutionnel. Par conséquent, la traduction de paix ne peut pas être une simple opération de substitution de signes linguistiques entre deux systèmes distincts, mais c’est le résultat d’une communication interculturelle et d’une horizontalité entre les deux langues-cultures.
Dans « Peut-on domestiquer en traduction juridique ? Le cas de la Constitution marocaine » (pp. 181-203), Mohammed Jadir compare les deux versions de la Constitution marocaine préparée lors du printemps arabe de 2011. Après l’analyse de facteurs exogènes et endogènes, il établit que la version française est la version source de la Constitution, alors que la version arabe est la version cible, qui a subi des processus de domestication, naturalisation et marocanisation tendant, d’une part, à valoriser la figure du roi et, d’autre part, à surmonter les malentendus et le choc culturel chez les citoyens marocains. Les modifications syntaxiques, lexicales et modales confirment le choix d’une stratégie traductionnelle sourcibliste alternant littéralité pour respecter le type de texte à traduire, et ultraciblisme pour éviter les incompréhensions culturelles chez le lecteur marocain, bien que les équivalents proposés en arabes soient parfois juridiquement erronés.
La quatrième partie, intitulée « Témoignages de praticiens », inclut les quatre dernières contributions.
Dans « Morte pour des endives trop cuites – Homicide en mode culinaire » (pp. 207-224), Delplanque analyse un cas particulier d’homicide : un vieil homme français tue son épouse pour des motifs futiles. La victime, déjà atteinte d’un début de maladie d’Alzheimer, est accusée d’insolence et de gaspillage après avoir brûlé des légumes. Pour cette raison, le mari la frappe, elle tombe, se cogne la tête contre un meuble et meurt. La dynamique sera définie accidentelle et les filles du couple seront les premières à justifier la réaction de leur père, qui, d’après ce qu’il dit, ne voulait pas tuer son épouse, mais revendiquer son rôle de chef de famille. Dans ce cas, l’incompréhension culturelle, causée par la réaction excessive de l’homme, ne réside pas dans la diversité linguistique ou juridique, mais plutôt dans des facteurs temporels et générationnels. De ce fait, le contexte dans lequel l’homme a grandi et celui dans lequel la famille a vécu sont examinés pour mieux comprendre pourquoi cet homme est resté figé dans un rôle de pater familias autoritaire, désormais heureusement dépassé, et pourquoi il n’a pas suivi l’évolution de la société.
Dans « Le Juge face à l’interculturalité » (pp. 225-233), Marie Auriault clarifie le rôle des Juges des enfants dans la protection de l’enfance et dans le jugement de la délinquance juvénile en fournissant de nombreux exemples issus de contextes ultramarins. Dans ces cas, la présence d’un interprète s’avère essentielle pour briser les barrières linguistiques, surmonter les incompréhensions culturelles et transmettre donc correctement les messages. Avec l’aide des interprètes, les Juges visent à trouver un équilibre entre l’application des normes françaises, la préservation de l’égalité entre les justiciables – quelles que soient leurs origines et leurs cultures –, et la protection des valeurs humaines universelles.
Dans « L’avocat, le client et l’interprète – Trio à une voix » (pp. 235-242), Camir Kerifa raconte ses expériences en tant qu’avocate dans le domaine du droit des étrangers. Comme les personnes immigrées ne maîtrisent pas la langue française, l’article préliminaire du Code de procédure pénale prévoit le droit de recours à l’interprète comme garantie d’un procès équitable. Donc, d’après l’autrice, la place conférée à l’interprète est indispensable à la manifestation de la vérité et à l’exercice des droits de la défense afin que le justiciable soit « acteur » et non pas « spectateur » de la procédure.
Dans « L’enquêteur judiciaire face aux obstacles traductologiques – Entretien avec Franck Berthelot, adjudant-chef de gendarmerie » (pp. 243-251), Delplanque et Schwerter interrogent Franck Berthelot sur son travail d’enquêteur. Berthelot indique plusieurs exemples, en particulier en Guyane, où la diversité culturelle influe sur l’application du droit en allant jusqu’à l’effacer face aux incompréhensions.
L’ouvrage est clôturé par les présentations des auteurs et des autrices de chaque contribution.
[Lorenzo SERGI]