Julien LONGHI, Claudia CAGNINELLI (dir.), Énonciation et positionnement : quelles articulations dans l’étude des controverses sociales ?

di | 17 Ottobre 2025

Julien LONGHI, Claudia CAGNINELLI (dir.), Énonciation et positionnement : quelles articulations dans l’étude des controverses sociales ?, Cahiers de praxématique, 81 | 2024.

Ce numéro des Cahiers de Praxématique est consacré à la notion d’énonciation au prisme des controverses sociales. Les contributions rassemblées dans ce recueil, sous la direction de Julien Longhi et Claudia Cagninelli, s’accordent à considérer la controverse comme « un terrain d’analyse privilégié pour l’étude des phénomènes de positionnement en lien avec la dimension énonciative des productions langagières ». On ne saurait en effet concevoir discursivement l’objet d’une controverse sans l’articuler au positionnement que l’acte énonciatif implique à l’égard de cet objet, ainsi qu’à la position adverse. D’où l’intérêt à étudier, remarquent les coordinateurs dans leur introduction, comment les discours construisent et négocient les objets de débat, façonnent l’image des acteurs et organisent des argumentations polarisées. L’objectif est en fin de compte de mettre en valeur l’actualité des approches énonciatives, tout en réfléchissant aux apports des analyses discursives pour comprendre le fonctionnement et les enjeux sociaux des controverses contemporaines.

Le numéro s’ouvre sur la contribution d’Alain Rabatel (Positionnement énonciatif et figure d’auteur épistémologue bienveillant en contexte scientifique controversé), qui s’intéresse à la figure de l’auteur épistémologique telle qu’elle se manifeste dans l’analyse des positionnements de Frans De Waal dans Différents. Le genre vu par un primatologue (2022). Partant du postulat que la perspective énonciative ne saurait se réduire à une approche « locuteur-centrée » — qui ignorerait les réactions des destinataires — ni reléguer à l’extralinguistique la question des places, essentielle dans les sciences humaines et plus encore dans l’étude du positionnement d’un auteur s’exprimant sur des sujets controversés, Rabatel développe une analyse fine et nuancée de la posture de De Waal. Il met en lumière les traits constitutifs de cette figure d’auteur épistémologique : sa capacité à poser avec clarté les termes du débat, son attitude bienveillante à l’égard des positions opposées, ainsi que sa posture de sur-énonciation qui conjugue rigueur scientifique, empathie et humour.

Dans son article, Stefano Vicari (La réforme des retraites mise en mème ou de la condensation de points de vue dans les mèmes Internet) propose une analyse pragma-énonciative des mèmes produits autour de la réforme française des retraites de 2023. L’auteur montre que les mèmes, par leur brièveté icono-textuelle, condensent des points de vue opposés et deviennent des outils de participation socio-politique “légère”. En mobilisant les notions de spreadability (Jenkins) et d’autorité discursive, Vicari interprète les mèmes comme des textes construisant un discours de vérité partagée ou surplombante. L’analyse d’un corpus de 200 mèmes met en évidence deux régimes énonciatifs : la surénonciation, fondée sur des sources légitimes, et l’hyperénonciation, portée par des points de vue collectifs et doxiques. Les mèmes contribuent ainsi à polariser le débat public plutôt qu’à le modérer, en rendant visible la lutte pour le sens dans les espaces numériques.

Carine Duteil, Julien Longhi et Lise Pernet (Polémicité et stratégies énonciatives sur Twitter/X autour de “l’affaire du PSG et du char à voile) s’attachent, pour leur part, à étudier la circulation discursive et polémique issue d’une blague de Christophe Galtier sur les déplacements du PSG. En analysant les tweets, commentaires et détournements, les auteurs montrent comment un événement linguistique mineur devient un moment discursif saillant, révélateur de tensions sociales et écologiques. L’étude met en lumière les stratégies énonciatives (ironie, discrédit, humour, indignation) par lesquelles les internautes construisent la polémique et idéologisent le débat. S’appuyant sur la notion de polémicité, elle montre que Twitter agit comme un espace de recontextualisation politique et morale, où la parole numérique performe la critique et façonne la dimension éthique de la sobriété environnementale.

Claudia Cagninelli (Controverses sociales et genres de discours : constantes et divergences des positionnements discursifs dans le débat public) s’attache à étudier les régularités et les divergences dans les mises en discours du débat sur la « fin de vie », en insistant sur la notion de « positionnement discursif » à travers trois genres de discours : le débat parlementaire, l’article de journal et le tweet. La prise en compte des déterminations génériques s’avère un angle d’observation privilégié pour rendre compte des positions antagonistes qui construisent et structurent le débat en termes de « fin de vie » et d’ « euthanasie », en faisant émerger les différentes « perspectivations » qui orientent l’objet du discours. L’analyse montre que dans le débat parlementaire, une importance est accordée à la construction de l’ethos discursif de l’orateur et à la neutralisation de la conflictualité, tandis que dans les articles de presse et dans le Web participatif, la confrontation des points de vue adverses se fait de manière plus décisive, jusqu’à la polémique.

Dans son étude (Positionnements énonciatifs et controverses sociales ») Alfredo Lescano explore le positionnement énonciatif dans la construction et la dynamique des controverses publiques, à partir notamment du débat sur les éoliennes. L’auteur montre comment les prises de position linguistiques traduisent des rapports de force idéologiques et produisent des effets de stabilisation ou de déstabilisation du sens dans l’espace discursif. En s’appuyant sur la théorie de la polyphonie et sur l’analyse des formations sémantiques, Lescano identifie des types opposés de positionnements (affirmatifs, réfutatifs, concessifs) qui interagissent dans les échanges. L’étude illustre que chaque énoncé participe à la structuration d’un champ conflictuel de discours, où se négocient valeurs, légitimités et visions du monde.

Dans « Arrêtez les procès d’intention ! Étude de la signification de l’expression “procès d’intention” », Zoé Camus (2024) analyse, dans une perspective pragmatique et énonciative, les usages de cette expression récurrente dans le débat public. L’auteure montre qu’elle fonctionne comme un acte de récusation visant à disqualifier un reproche anticipé, tout en révélant la complexité des enchaînements énonciatifs impliquant locuteurs et énonciateurs multiples. L’étude distingue trois valeurs principales : la récusation, la revendication et l’accusation, qui structurent l’échange polémique. En s’appuyant sur la théorie de la polyphonie (Ducrot), Camus démontre que l’expression opère à la fois comme métalangage polémique et comme outil de gestion du désaccord, cristallisant les tensions discursives entre argumentation et légitimation.

Le recueil s’achève par la contribution de Georges-Élia Sarfati (Subjectivité, positionnement, énonciation) qui propose une théorie élargie du sujet parlant, conçu comme sujet-acteur inscrit dans des institutions de sens qui orientent ses pratiques discursives. L’auteur revisite les approches de Saussure, Benveniste et Ducrot pour montrer que la subjectivité linguistique s’ancre dans la compétence topique, c’est-à-dire la capacité à produire des énoncés pertinents selon les contextes sociaux et institutionnels. Cette compétence articule plusieurs niveaux d’inscription : discursive (au sein d’une institution) et interdiscursive (entre institutions). Sarfati distingue divers états du discours — canonique, vulgate, doxique, idéologique — qui configurent les formes de la parole sociale. Son modèle met en évidence la dimension contextuelle et polémique du positionnement énonciatif, reliant la linguistique à une sémantique des pratiques sociales.

[Francesco ATTRUIA]