Jacques HENRIOT, Sous couleur de jouer. La métaphore ludique, Lyon, ENS Éditions, 2023, pp. 326.
La réédition de l’ouvrage d’HENRIOT permet de comprendre le développement des études françaises sur le jeu ou les « sciences du jeu » et leur lien étroit avec les game studies ou play studies. Il est important de souligner le passage du singulier au pluriel pour science(s) et du pluriel au singulier pour jeu(x).
La préface rédigée par Gilles BROUGÈRE et BERNARD PERRON propose des réflexions liées à l’analyse et à la définition pour comprendre le jeu, à savoir l’attitude mentale qui fonde ce que l’on considère être du jeu. En particulier, le jeu suppose une situation qui s’y prête et un sujet dont la conduite puisse s’interpréter sous cet angle. Henriot propose de désigner le potentiel de devenir jeu par le terme de jouabilité. Ce potentiel suppose dans un premier temps un thème arbitraire qui résulte d’une décision individuelle du joueur et qui se retrouve au niveau des règles. Le jeu suppose aussi un procès métaphorique, à savoir une distance avec le réel vers la sphère du possible et de l’imaginaire. La question de la métaphore ludique qui est le sous-titre à l’ouvrage devient essentielle selon la conception d’Henriot. Dans l’ouvrage Sous couleur de jouer, nous pouvons observer la circularité de la métaphore : « le jeu est métaphore du réel et le réel est considéré souvent comme un jeu d’un point de vue tout aussi métaphorique » (p. 14).
La première partie de l’ouvrage « Découverte du jeu » se développe à partir du premier chapitre jusqu’au quatrième.
Le premier chapitre « Le jeu tel qu’on le parle » (pp.21-77) explore le jeu à travers le langage : ce que signifie « jeu » quand nous en parlons, comment cette notion est construite et comment elle évolue au fil du temps. L’auteur commence par reconnaître qu’il est difficile de définir le « jeu » strictement, comme pour la définition de temps selon saint Augustin : il est possible de le saisir intuitivement, mais au même temps il échappe à une définition simple. D’après l’auteur, le jeu apparaît d’abord comme une idée, un mot, une notion utilisée dans le discours, avant d’essayer de le voir comme réalité. L’auteur invite le lecteur à partir non du jeu vécu, mais du jeu tel qu’il est dit, nommé, pensé dans la langue et la culture. En outre, le mot « jeu » arrive à l’esprit à travers la médiation du langage : nous ne pouvons pas concevoir quelque chose comme « jeu » que si nous avons appris à le nommer. Par exemple, l’enfant, en grandissant, apprend non seulement à jouer, mais aussi à savoir que ce qu’il fait est « jouer », par un apprentissage linguistique et social.
Dans le deuxième chapitre « Relativité du relativisme » (pp. 79-96), l’auteur réfléchit sur la tension entre relativisme historique, sociologique, linguistique et l’idée d’un « jeu » universel, à savoir comment penser le jeu quand les conceptions varient selon les cultures, les époques et les langues, sans tomber dans un relativisme absolu qui rend tout dialogue impossible. L’idée de jeu telle qu’elle est conceptualisée à une époque et dans une culture donnée n’est pas la même qu’ailleurs ou à un autre moment. Nous n’accédons au « jeu » que par le langage : les mots, les textes et les discours sont les traces linguistiques qui permettent au chercheur de reconstruire la manière dont une société pense le jeu. Les historiens, sociologues et ethnologues affirment souvent que le « jeu » n’a pas la même signification partout, mais quand ils parlent, ils utilisent néanmoins le mot « jeu », ce qui suppose implicitement une idée commune. Henriot pense qu’il peut exister une idée de Jeu (avec un grand J) qui sous-tendrait les différentes idées du jeu. Selon l’auteur, adopter une posture « moyenne » entre relativisme strict et universalisme naïf peut se relever une stratégie intéressante afin de reconnaître les diversités culturelles, mais aussi postuler qu’un pont conceptuel et herméneutique peut exister.
Le troisième chapitre intitulé « Une chose nommée jeu » (pp. 97-134) se penche sur la notion de « jeu » comme idée et comme mot : ce que cela signifie de parler du jeu, avant de voir s’il existe quelque chose qui soit jeu « en soi ». L’auteur explore comment le mot « jeu » fonctionne, caractérisé par ses différentes acceptions, ses métaphores, ses limites et ce qu’il en est de la réalité si tant est qu’il y ait « quelque chose de jeu » dans les matériels, les structures et les pratiques. En particulier, un objet ne devient « jouet » que dans la mesure où un joueur le prend comme tel : le jouet dépend de l’usage, de l’intention, de l’imaginaire de celui qui joue. De même, une structure ou système de règles n’est pas intrinsèquement jeu car il faut qu’il y ait quelqu’un pour jouer selon ces règles. Sans le joueur, la structure reste seulement un ensemble formel. Le jeu considéré comme acte et comme « jouer » ajoute quelque chose que ni le matériel ni les règles ne contiennent tout seuls. L’acte de jouer engage à la fois intention, usage et subjectivité. En outre, l’auteur suggère que le jeu est d’abord une idée, une construction mentale qui se manifeste dans le langage, les métaphores, les usages, avant d’affirmer qu’il existe quelque chose qui soit jeu « objectivement ».
Dans le quatrième chapitre « Du jeu qui vient à l’idée » (pp. 135-168), l’auteur se propose de clarifier ce qu’est le jeu pour lui-même, non pas seulement comme activité observée ou comportement, décrivant sa phénoménalité : comment le jeu apparaît à la conscience, comment il devient idée, avec ses conditions, ses limites et ses implications. Le jeu est une conduite symbolique, mais il ne se réduit pas à ce que nous pouvons observer extérieurement dans les gestes ou les actions car sa seule manifestation comportementale ne suffit pas pour identifier un jeu. Henriot introduit la notion d’intentionnalité : « jouer » implique non seulement des actions mais aussi un dessein, une conscience de faire jeu ou du moins l’idée de jeu. Les psychologues comme Piaget, Château, et Wallon, acceptent généralement l’idée que le jeu est visible dans le comportement, principalement chez l’enfant, mais ils admettent aussi qu’il y a des traits d’ambiguïté. En outre, le jeu ne s’impose pas objectivement : le concept de jeu est médiatisé par la culture, le langage et les usages. L’idée de jeu vient de l’extérieur autant qu’elle naît à l’intérieur. Dans ce cadre, l’adulte joue un rôle important car la perspective de l’adulte nomme, interprète et valorise ce qui est jeu ou non. Pour l’étude du jeu du point de vue psychologique, ethnologique et philosophique, il faut distinguer clairement ce qui est observable, ce qui est interprétation et ce qui est conscience.
Les chapitres cinq et six de l’ouvrage constituent la deuxième partie consacrée à la Pensée du jeu.
Le cinquième chapitre « Exégèse d’un lieu commun » (pp. 173-221) illustre de façon critique les définitions reçues du « jeu » liées au plaisir, à la gratuité et à la liberté, montrant aussi leurs limites, leurs contradictions, et pourquoi il faut aller au-delà des idées reçues pour proposer une approche conceptuelle plus rigoureuse. L’auteur commence par relever la difficulté de définir « jeu » dans les dictionnaires : les définitions qui prétendent être claires tombent souvent dans la circularité de l’équivalence de synonymes (jouer = se récréer = se divertir). Henriot distingue trois types de définitions possibles : d’abord, des définitions circulaires ou tautologiques ; ensuite, des définitions analytiques ou descriptives ; enfin, des définitions génétiques ou explicatives. L’auteur critique les trois notions les plus couramment associées au jeu, à savoir le plaisir, la gratuité et la liberté. Dire que « jouer c’est pour le plaisir » est trop vague car le « plaisir » lui-même est un concept flou. De plus, il est possible de jouer sans « s’amuser » au sens sensible, et au même temps il est possible de s’amuser sans être dans un jeu. L’auteur soutient que le plaisir comme motivation ne suffit pas à caractériser le jeu. Puis, le jeu est souvent présenté comme « gratuit », à savoir dépourvu d’utilité ou de finalité extérieure. Cette notion même de gratuité est ambiguë : gratuit par rapport à quoi et dans quel sens ? L’auteur montre que certaines activités qualifiées de « jeu » ne sont pas totalement gratuites, et que cette gratuité supposée ne permet pas de distinguer rigoureusement le jeu des autres activités. Enfin, le jeu est fréquemment pensé comme activité libre : le joueur choisit, cesse ou modifie le jeu à sa guise. Cependant, cette liberté n’est pas suffisante comme critère exclusif car de nombreuses actions humaines supposées « non ludiques » impliquent aussi une forme de liberté. La liberté revendiquée dans le jeu n’est pas toujours pure parce que des contraintes, des règles et des obligations internes interviennent. L’auteur aborde aussi les oppositions classiques établies souvent autour du jeu : jeu et vie courante ; jeu et travail ; jeu et sérieux ; jeu et réalité.
Le sixième chapitre « Éléments pour une définition » (pp. 223-306) clôt l’ouvrage et propose une formulation de définition du jeu, tirant les conclusions des analyses précédentes. L’auteur cherche à dégager les « éléments » constitutifs du jeu (dans l’idée) sans prétendre à une définition rigide, mais à une proposition éclairante, articulée autour des conditions et des mécanismes du « jeu ». Henriot remarque qu’à première vue, presque n’importe quoi pourrait potentiellement devenir un jeu : l’essentiel est que la situation revête la forme du jeu plutôt que d’être déjà « jeu » en soi. L’auteur insiste sur le rôle de la parole et du langage dans cette « mise en forme » : ce détour conceptuel est presque inévitable car nous nommons, nous interprétons et transformons les phénomènes vécus en objets de pensée. L’idée est que le jeu est intimement lié à la pensée du possible : poser des hypothèses, « jouer le jeu » de supposer, imaginer, envisager des scénarios non strictement réels, mais possibles. Cet aspect rejoint la pensée formelle au sens de Piaget : la capacité à raisonner sur des hypothèses, à envisager des alternatives et à suspendre le jugement. Selon l’auteur, cette dimension de l’hypothétique correspond bien à ce que le jeu mobilise. Dans cette perspective, le jeu est une décision consciente ou semi-consciente de mettre en œuvre un ensemble de schèmes perçus comme aléatoires ou soumis à l’incertitude, dans le cadre d’un thème arbitraire choisi. Enfin, l’auteur affirme qu’« [o]n appelle jeu tout procès métaphorique résultant de la décision prise et maintenue de mettre en œuvre un ensemble plus ou moins coordonné de schèmes consciemment perçus comme aléatoires pour la réalisation d’un thème délibérément posé comme arbitraire » (p. 306). Cette définition offre un cadre afin d’analyser ce qui rend une activité ludique plutôt que simplement récréative ou symbolique.
Sous couleur de jouer se présente comme bien plus qu’une étude sur le jeu : cet ouvrage est une enquête philosophique et critique sur la manière dont nous pensons, nommons et utilisons ce concept dans nos sociétés. Refusant les définitions simplistes fondées sur le plaisir, la liberté ou la gratuité, l’auteur invite les lecteurs à considérer le jeu comme un objet théorique instable, dont le sens varie selon les époques, les langues, les cultures et les contextes. L’originalité de l’approche tient dans le décentrement qu’il opère : au lieu de partir du jeu en tant qu’activité observable, il commence par les mots, les discours, les cadres culturels dans lesquels émerge l’idée même de jeu. Il démontre ainsi que le jeu n’est jamais une essence, mais toujours une construction discursive : ce que nous appelons « jeu » dépend de notre manière de le nommer, de l’interpréter, de le circonscrire et de lui donner forme. L’auteur propose une définition exigeante mais féconde du jeu : un procès métaphorique, né d’un choix délibéré de manipuler des schèmes incertains dans un cadre arbitraire. Cette définition refuse les oppositions traditionnelles entre jeu et travail, jeu et sérieux, jeu et réalité. Elle met en lumière une vérité plus profonde : le jeu n’est pas le contraire du réel, mais devient une autre manière d’entrer en rapport avec lui par la simulation, l’hypothèse, l’expérimentation et la fiction partagée.
[Gloria ZANELLA]