Benjamin FERRON, La communication des mouvements sociaux. Pratiques militantes et stratégies médiatiques, Paris, Armand Colin, 2024, 358 p.
Livre de « sociologie politique éclairée par l’histoire », La communication des mouvements sociaux offre une synthèse critique des recherches menées, notamment depuis les années 1970, sur les stratégies discursives et médiatiques des mouvements protestataires. Assorti d’un glossaire, ce manuel universitaire de niveau avancé propose à la fois des repères théoriques et des exemples empiriques, enrichis par des « intermèdes » d’approfondissement abordant tantôt des notions et perspectives d’analyse, tantôt des moments clés de l’histoire des médias et des mouvements, comme la révolte du « Lanturlu » ou l’évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Son objet d’étude est défini comme un fait social, c’est-à-dire « comme un ensemble de pratiques collectives, adoptées dans le cadre de la préparation et de la conduite d’actions protestataires par des individus et des groupes d’intérêt, qui entreprennent de former et de mobiliser un consensus autour d’une “cause” alors qu’ils occupent des positions tendanciellement dominées dans les rapports de force sociaux et politico-institutionnels ». Les structures de pouvoir politique et économique néolibérales constituent la toile de fond sur laquelle Ferron interroge le rapport entre communication et changement social, en observant les dynamiques complexes qui investissent le triangle institutions–médias–mouvements.
Deux hypothèses fondent l’ensemble du parcours : la première concerne le caractère opportuniste (sans connotation négative) des pratiques de signification protestataire, dans la mesure où, malgré certains processus de rationalisation, les stratégies d’expression résultent de combinaisons tantôt routinières, tantôt élaborées selon les circonstances. La seconde hypothèse porte sur la modularité et la modulabilité, en ce sens que les mêmes représentations tendent à être reprises et adaptées dans une large diversité de conflits et de contextes. L’auteur cite, à cet égard, des symboles tels que le keffieh palestinien ou l’effigie d’Ernesto « Che » Guevara, mobilisés dans des situations différentes et renvoyant à une culture politique de gauche.
Le volume est organisé en deux parties. La première explore le répertoire expressif militant à l’aune du modèle WUNC de Charles Tilly (Worthy, United, Numerous and Committed), qui insiste sur la nécessité, pour chaque mouvement, de construire une image publique de soi forte et capable d’agir. Ce modèle présuppose à la fois une certaine autonomie de la presse en tant que « quatrième pouvoir » et une culture de masse structurée par les médias, conditions qui remontent environ au milieu du XIXᵉ siècle. Un chapitre est dédié respectivement à chacun des principaux « modules » que Ferron situe dans leurs conditions sociales et historiques de possibilité : l’emploi du corps (gestes et conduites) permettant d’incarner une lutte (Ch. 1) ; les objets, équipements et instruments de communication tels que mégaphones, accessoires vestimentaires, torches ou tribunes (Ch. 2) ; le silence et le bruit, véhiculant des prises de position au cours d’événements variés (Ch. 3) ; et, enfin, la langue et le langage verbal par lesquels une cause est construite en tant que telle, visibilisée et légitimée via différents supports de publicisation (Ch. 4).
Le chapitre 4 est celui qui aborde plus directement et concrètement le rôle du verbal en politique. On y traite, d’un côté, de la langue comme enjeu de domination et de pouvoir, d’où l’importance des politiques linguistiques des mouvements et des pratiques traductives comme moyens de s’opposer aux discriminations linguistiques et aux idéologies véhiculées par les codes langagiers et sociolinguistiques dominants. De l’autre, il s’agit d’explorer, dans une optique bourdieusienne, les activités de cadrage « visant à conférer une efficacité “performative” au langage d’un groupe protestataire » par le biais de ce que la littérature sociologique anglophone appelle naming, blaming, claiming, à savoir : nommer une cause, condamner l’adversaire et formuler une revendication. Ces activités reposent sur l’emploi de différents marqueurs de cadrage utilisés dans les slogans, revendications ou communiqués de presse : formes dénominatives et qualificatives des causes et des sujets (y compris insultes et injures), agencements argumentatifs, recours à l’ironie, références interdiscursives. L’ouvrage évoque ces dispositifs sans toutefois en offrir une présentation systématique selon différents niveaux d’analyse (lexique, syntaxe de la phrase, structure logico-argumentative profonde et de surface, outils rhétoriques) sans doute en raison de l’approche davantage sociologique que linguistique adoptée.
La deuxième partie du livre se penche sur la médiatisation des conflits sociaux ainsi que sur les modules du répertoire expressif protestataire de second degré, c’est-à-dire élaborés par l’intermédiaire des médias autant qu’à leur intention. Dans cette section, l’auteur cherche surtout à comprendre si « la chambre d’écho que les médias de grande diffusion peuvent offrir aux groupes protestataires » se limite à reproduire la violence sociale et symbolique propre à l’ordre néolibéral ou si elle peut permettre de redéfinir les rapports de force, voire les règles du jeu politique et/ou la conduite de l’action publique à différentes échelles. En effet, si l’information journalistique peut fonctionner comme relais de l’idéologie dominante et contribuer à diluer la protestation sociale, en raison d’un biais de cadrage typique tendant à surreprésenter la déviance et la violence des mouvements (Ch. 5), la communication des mouvements sociaux est parfois conçue stratégiquement dans le but de « séduire la presse », c’est-à-dire d’acquérir un meilleur « capital médiatique » (pour reprendre l’expression de Patrick Champagne), afin de peser sur l’opinion publique et, par là, sur les institutions au pouvoir (Ch. 6). Il en découle des phénomènes tels que les « manifestations de papier », explicitement pensées pour les médias de grande diffusion en termes de temporalité (horaires permettant aux journalistes de respecter les délais de bouclage) ou de spatialité (manifestations devant les studios de télévision). Cette recherche d’une rente médiatique peut engendrer des effets controversés de spectacularisation et de « réclamisation » de l’activisme, c’est-à-dire une identification entre batailles politiques et batailles d’images, sans compter les effets de réorganisation du travail militant sur la base de logiques de rentabilité économique imposées de l’extérieur.
C’est pourquoi les groupes protestataires cherchent toujours – et de plus en plus, le numérique aidant – à contourner les médias majoritaires pour se forger des moyens de communication et d’intervention publique autonomes, dont, nous montre-t-on, la nomination constitue déjà en elle-même un enjeu de lutte (les « médias libres » n’étant pas synonymes de « médias alternatifs », à moins que l’on veuille placer sur le même plan gauche et droite). Ferron distingue alors les « représentations médiatiques déléguées et autoproduites », destinées à attirer les médias, des « représentations médiatiques autonomes et métapolitiques », permettant aux organisations militantes d’utiliser directement les moyens de communication et de critiquer le traitement dominant de l’information sociale (Ch. 7). Sans compter que l’information peut devenir elle-même un enjeu de mobilisation et que les mouvements – ou même les professionnels des médias – peuvent se faire les protagonistes de luttes pour une information autonome, démocratique et favorable au changement social (Ch. 8).
Le monde de la communication a évidemment été bouleversé par l’avènement d’Internet et, plus tard, du web participatif. Des phénomènes de concentration et de privatisation des médias, déjà à l’œuvre depuis les années 1980, se sont accrus avec l’entrée en scène de nouveaux entrepreneurs du numérique. On assiste alors à une dynamique double : si, d’un côté, Internet contribue à la multiplication des espaces d’expression publique, de l’autre, son accès demeure impossible à des sujets restés « sans voix » pour des raisons démographiques, économiques ou idéologiques. En effet, diverses formes de surveillance, de détournement ou de distraction de la part des autorités gouvernementales ou des GAFAM s’imposent sur la toile, favorisant la diffusion d’infox ainsi que de discours de haine sous couvert de liberté d’expression. Ferron en conclut que l’un des défis majeurs pour la sociologie de la communication – dont la dimension critique, c’est-à-dire de discernement, est constitutive – consiste à interroger les conditions sociales de la prise de parole dans leur articulation avec les conditions institutionnelles, légales, sociales et culturelles de l’écoute. En période d’instabilité politique, même le système parlementaire gagnerait à redécouvrir la culture du débat, du compromis et de l’écoute. En définitive, La communication des mouvements sociaux fournit une grille de lecture de la politique démocratique comme lutte pour le contrôle du dicible, du pensable et de l’« écoutable », mais aussi, plus largement, des limites du champ politique.
[Silvia Nugara]