Danio MALDUSSI, Propédeutique de la traduction financière. Discontinuité et contre-intuitivité, Aracne, Roma, 2024, pp. 352.
Ce livre entend montrer la complexité de la finance et des représentations liées à sa terminologie qui diffèrent souvent du sens commun. L’œuvre veut être une systématisation des recherches de l’auteur dans le domaine des langues et traduction spécialisées « avec une référence particulière aux aspects didactiques […] du discours financier, juridique et comptable dans une perspective contrastive français-italien. » (p. 23)
Le volume s’ouvre avec une préface de Michele Prandi qui introduit les thématiques traitées par Maldussi en faisant une réflexion sur l’interaction entre recherche et didactique, élément clé de ce livre. En effet, selon Prandi « la didactique est nourrie par la recherche en même temps qu’elle l’alimente » (p. 14) : l’interaction avec les apprenants peut s’avérer à la fois utile pour repérer un problème qui est passé inaperçu lors de la recherche, ou bien être le banc de preuve pour bien transmettre les résultats de la recherche même. Dans le cas de la formation en traduction, l’enseignant ne peut pas se limiter à l’enseignement des équivalents de traduction de termes financiers, car ces derniers supposent souvent des connaissances spécialisées qui éloignent le sens du terme financier de celui du langage courant. Les apprenants en traduction doivent donc prendre conscience du côté contre-intuitif de certains termes financiers afin de pouvoir apprendre leur sens spécialisé. Dans cette optique, Prandi affirme que le livre montre bien comment une réflexion sur la nature contre-intuitive des termes de spécialité apporte des avantages aussi bien à la didactique qu’à la recherche.
L’œuvre se compose de onze chapitres permettant de combiner des réflexions théoriques autour du domaine de l’économie et de la finance avec l’expérience didactique et de recherche de l’auteur, grâce à des exemples ponctuels et à une réflexion sur les enjeux cognitifs des apprenants en traduction.
Ces onze chapitres sont précédés d’une introduction (pp. 23-59) dans laquelle l’auteur présente la problématique générale, à savoir la complexité de la discipline économique dans le domaine de la traduction spécialisée. D’après son expérience didactique, les terminologies contre-intuitives représentent un obstacle majeur pour les apprenants en traduction spécialisée. L’auteur introduit ainsi le concept de contre-intuitivité, définit comme « la superposition des cadres conceptuels déclenchés par les lexiques naturels nourris par les représentations sociales sur les cadres déclenchés par les termes spécialisés » (p. 41), qui constituerait un obstacle épistémologique à la compréhension des concepts spécialisés.
Dans le premier chapitre Maldussi pose les jalons théoriques de sa réflexion en définissant les concepts de « traduction spécialisée » et de « finance » ainsi que de « terminologie » et de « langue de spécialité ». Il introduit également la notion de « sous-compétence disciplinaire », nécessaire pour se spécialiser dans un certain domaine. La transmission de cette sous-compétence disciplinaire est l’un des objectifs principaux de l’enseignant en traduction. Selon l’auteur, afin d’appréhender le fonctionnement des termes à l’intérieur d’un domaine spécialisé, il faut d’abord « faire abstraction d’un lieu commun partagé par les non-experts qui associent la terminologie à une simple nomenclature et appréhender sa dimension culturelle » (p. 63) ; ensuite pour comprendre la pensée financière il ne faut pas se laisser influencer par des jugements éthiques.
Comme précisé dans le chapitre suivant, la sous-compétence disciplinaire est un incontournable de la traduction spécialisée, tout comme la sous-compétence traductive. La figure du traducteur spécialisé, et non pas de traducteur spécialiste ou de spécialiste traducteur – souligne l’auteur – doit développer une connaissance méthodologique solide qu’il puisse appliquer à tout domaine de spécialité. La problématique de la sous-compétence thématique n’étant pas récente, l’auteur reprend les mots de Brémond et Salort (1986) pour indiquer les quatre éléments clés pour comprendre l’économie : « la maîtrise du vocabulaire fondamental ainsi que les mécanismes essentiels, la capacité de comprendre les liaisons entre les phénomènes économiques, la capacité de contourner les pièges méthodologiques dans l’interprétation des faits et des données économiques, la connaissance des clivages qui séparent les grands économistes. » (p. 79) La langue, la terminologie et la connaissance du domaine et de ses relations conceptuelles sont donc des éléments indissociables pour pouvoir traduire un texte spécialisé (p. 87).
Dans le troisième chapitre, Maldussi réfléchit sur l’approche « nomenclaturiste » de la terminologie. Selon l’auteur, cette approche peut s’avérer un obstacle pour la prise de conscience qu’un terme est un « nœud de connaissance à l’intérieur d’un réseau notionnel » (p. 89) et pas seulement une étiquette. Il appuie ses réflexions sur des exemples concrets, tels que les termes spread et options.
L’auteur continue ensuite avec une analyse de type diachronique du concept de finance, en mettant en évidence les moments saillants de l’histoire financière jusqu’à la formation d’une nouvelle finance « virtuelle ».
Le quatrième chapitre commence, en effet, par la définition de « finance » et des concepts à la base de cette discipline. La définition retenue par l’auteur est celle de Salvatore Rossi (2013) qui contient la notion de « futurité », fondamentale pour les apprenants en traduction d’après Maldussi : « à la base de la finance il y a la capacité de traduire dans le temps et l’espace la possibilité à se procurer des choses utiles dans l’immédiat. » (p. 103)
Les concepts clés à la base de cette discipline sont au nombre de trois : la monnaie, le crédit et l’assurance.
L’auteur se penche alors sur l’origine des termes financiers qui daterait du XVIII siècle, pour passer ensuite aux grands bouleversements historiques qui ont engendré la création d’une nouvelle finance et le développement de répercussions négatives dans l’univers financier.
Ces répercussions sont reprises dans le cinquième chapitre qui aborde le rôle des médias de masse dans la vulgarisation de la finance. Maldussi affirme que les médias de masse ont une responsabilité dans la représentation sociale de la finance, de plus en plus négative. Les médias agissent en effet comme « caisse de résonance des aspects les plus médiatisables afin de garantir une emprise forte sur le public et susciter des scandales émotionnels » (p. 138) ; en plus, ils exacerbent les obstacles épistémologiques à la compréhension des fonctionnements financiers. La conséquence est donc une transmission biaisée ou partielle des concepts financiers et de leur utilisation (p. 137).
Dans le sixième chapitre, l’auteur introduit le concept de rupture et de discontinuité de pensée, bien reconnu dans les sciences dures mais encore peu utilisé dans les sciences économiques et financières. Cette rupture représente l’écart entre les mots du lexique naturel et leur sens dans un domaine de spécialité, dont la compréhension est souvent biaisée ou partielle comme indiqué dans le chapitre précédent. Les lexiques naturels déclenchent donc des cadres servant de guide, mais peuvent devenir aussi des obstacles épistémologiques à l’apprentissage des concepts spécialisés. D’après l’auteur, le fait d’être conscient de l’existence de cet écart est fondamental pour se préparer à l’acquisition de nouveaux concepts techniques (p.155).
Le concept d’obstacle épistémologique est repris dans la partie finale du chapitre, où l’auteur affirme qu’il s’agit de « représentations stratifiées [qui] peuvent constituer des véritables fourvoiements de la langue » (p. 172) ; ce type d’obstacles seraient attribuables à une multitude de facteurs, liés aux perceptions personnelles, au langage et à l’information externe relayée par les médias.
Mercadante (2019), cité au début du septième chapitre, parle aussi de fautes et de fourvoiements auxquels la langue serait exposée à cause de la complexité du code linguistique financier. C’est en effet dans ce chapitre que Maldussi aborde la question de la complexité et de l’opacité du langage financier : d’après ses recherches, l’indice de lisibilité des textes économiques résulte bien inférieur à celui d’autres langues de spécialité (p.184). Cela est notamment dû au fait que le lexique financier « s’avère être un véritable labyrinthe sémantique » (p. 179) mais aussi à la présence de nombreuses expressions métaphoriques.
L’auteur poursuit donc sa réflexion sur la complexité et la contre-intuitivité de la terminologie financière en s’apuyant sur des exemples : il fait une distinction entre les termes qui ne produisent pas d’interférence avec le lexique naturel, et qui ne posent pas de problèmes d’apprentissage car le fait de ne pas les connaitre pousse l’apprenant à chercher leur définition (comme spread, collateralised debt obligation ou stock option), et les termes contre-intuitifs (par exemple « taxe » et« impôts ») qui provoquent une vraie confusion sémantique due à une « illusion de continuité entre le contenu de lexèmes naturels et le contenu des termes partageant le même signifiant » (p.187). Le chapitre se termine avec plusieurs exemples de contre-intuitivité : la contre-intuitivité immanente ; la contre-intuitivité exogène (par exemple « endettement » et « spéculation ») ; la contre-intuitivité induite par des métaphores symétriques dans la traduction d’une langue à l’autre (par exemple « obligations synthétiques », leveraging ou gearing) ; la contre-intuitivité liée aux contenus disciplinaires (avec l’exemple du terme « coût »/costo).
Dans les chapitres suivants l’auteur concentre ses réflexions autour d’exemples précis, notamment les termes « vente à découvert » et « titrisation » dans le huitième chapitre et le terme « resserrement monétaire » dans le neuvième.
La dernière partie du livre est consacrée à la didactisation des notions contre-intuitives.
Toujours dans l’esprit d’interaction entre didactique et recherche, l’auteur a élaboré des activités didactiques visant à faire comprendre aux apprenants le niveau de difficulté des concepts financiers, l’objectif principal de l’enseignant étant « de mettre à nu la complexité de la discipline » (p. 251), comme souligné par Maldussi dans le dixième chapitre. L’auteur veut donc proposer des activités qui permettent à l’apprenant en traduction spécialisée d’acquérir des compétences de recherche approfondie, ne se limitant pas seulement à la recherche d’équivalents de traduction.
Ces activités didactiques, présentées dans le dernier chapitre du livre, visent à « sensibiliser les apprenants aux décalages cognitifs par rapport à leurs cadres issus des lexiques naturels et à la complexité des notions financières » (p. 265)
L’approche suivie par l’auteur repose sur les travaux de Rochard (2007) et Temmerman (2008), pour qui, respectivement, le dépassement des obstacles conceptuels en vue du transfert interlinguistique se fonde sur une activité d’enquête (collecte d’indices, formulation d’hypothèses et vérification des hypothèses) et l’acquisition de connaissances du domaine pour comprendre le comportement dynamique des termes.
L’activité proposée par l’auteur se développe en plusieurs étapes : une première séance de remue-méninges autour des termes ; une analyse de différents contextes riches en connaissances de difficulté croissante ; la construction d’un corpus multilingue pour détecter la variation terminologique ; et une dernière séance de débat en salle pour enfin mettre en pratique les nouvelles connaissances dans une situation réelle.
Enfin, l’auteur conclut avec une réflexion sur le rôle de l’enseignant qui, à son avis, devrait concevoir des activités propédeutiques se focalisant sur le point de rupture entre lexique naturel et terminologie spécialisée pour établir de nouvelles connaissances.
[Virginia Laconi]