Bochra KAMMARTI, Marie-Claire WILLEMS, Dilek YANKAYA, David DOUYERE, Dominique DESMARCHELIER (dir.), Nommer le religieux

di | 15 Ottobre 2025

Bochra Kammarti, Marie-Claire Willems, Dilek Yankaya, David Douyère, Dominique Desmarchelier (dir.), Nommer le religieux, in Mots. Le langage du politique, n° 135, 2024, 136 p.

Le numéro 135 de la revue Mots. Le langage du politique, sous la direction de Bochra Kammarti, Marie-Claire Willems, Dilek Yankaya, David Douyère et Dominique Desmarchelier, comprend sept articles, dont six composent la section « Dossier » qui porte spécifiquement sur les pratiques nominatives du religieux, avec les enjeux qui en découlent, alors qu’un article figure dans la catégorie « Varia ».

En ouverture, la contribution signée par les cinq auteur.es qui ont coordonné le volume (Comment nommer le religieux ? Enjeux confessionnels, politiques et savants, p. 9-18) introduit le thème central du numéro, partant d’une prémisse : « Nommer est une action sociale qui consiste à définir, distinguer et reconnaître » (p. 9). Quelles sont alors les modalités par lesquelles les acteurs du religieux se nomment-ils ? Et dans quelle mesure les diverses formes de nomination et/ou d’autodénomination changent-elles suivant les contextes historiques et politiques, ainsi que selon les logiques sociales et culturelles ? Engageant une définition préalable de ce qui relève de la religion et de ce qui l’en distingue, nommer le religieux s’avère finalement un acte social, en même temps qu’un acte linguistique ; « c’est participer à l’institution du réel, mais aussi construire dans la mémoire collective des représentations singulières qui se rapportent à des réalités sociales présentes et futures » (p. 15-16).

Arié LÉVY (Définir la religion en droit. Effets et méfaits des dénominations juridiques des groupes et pratiques religieux, p. 19-35) s’attache aux qualifications juridiques du religieux. Il constate d’emblée les limites d’un travail de dénomination dans ce domaine, exigeant de conjuguer des éléments objectifs, propres à l’approche juridique, et des éléments subjectifs, issus de l’autodéfinition des croyants qu’implique la neutralité de l’État. Les définitions explicites restent donc « hésitantes » (p. 26), faute de « correspondance entre les définitions terminologiques des catégories juridiques et leurs définitions effectives » (p. 27). Ceci étant donné, Lévy fait une distinction entre noms de groupes et noms de pratiques. Pour ce qui est des noms de groupes, la catégorie de « culte » en est un exemple : ce choix terminologique pour désigner un groupe juridiquement reconnu tient au souci de marquer le caractère déconfessionnalisé de l’État français vis-à-vis des religions (loi du 9 décembre 1905 ou loi de séparation). Parmi les noms de pratiques, la catégorie de « signe religieux », tel le port du voile musulman, est particulièrement frappante. L’introduction de l’hyperonyme « signes ou tenues manifestant une appartenance religieuse » (p. 30) à propos des vêtements des élèves des écoles publiques, avec la loi du 15 mars 2004, a eu des retombées concrètes, vu que la qualification de « signe religieux » plutôt que de « signe culturel » pour un vêtement marque la ligne de partage entre interdiction ou non. À l’inverse, avec la loi du 11 octobre 2010 qui interdit la dissimulation du visage dans l’espace public au nom de la protection de la société, la qualification juridique de la burqa comme vêtement « culturel » et non « religieux » en a déterminé la prohibition. Loin d’être univoque, la signification des noms peut donc changer, y compris dans le langage juridique, selon les contextes d’énonciation. En définitive, précise l’auteur, « le droit contribue à forger les grilles d’intelligibilité du monde social » (p. 32).

Les modalités publiques de désignation des pratiques professionnelles par les acteurs économiques islamiques, en Europe ainsi qu’au Maghreb, font l’objet de l’étude de Bochra KAMMARTI (De l’(in)visibilité publique du référent islamique : la métaphore du moucharabieh, p. 37-54). La charge symbolique qui connote l’islam entraîne des interdits et des « tabous linguistiques » (p. 38), au point que les musulmans optent souvent pour des formes de nomination émique plus voilées. À l’aide de la métaphore du moucharabieh, soit le grillage placé devant une fenêtre dans les pays arabes, qui permet de voir sans être vu, Kammarti mène sa réflexion sur les jeux d’ostentation et de discrétion du référent islamique en fonction du contexte politique, social et culturel d’énonciation. Après un survol des conflits sémiotiques de la (dé)nomination en raison des assignations sociales et des stigmates couramment associés à l’islam (soumission, terrorisme et islamisme), l’auteure passe en revue différents cas de figure classés de la façon suivante : moucharabieh ouvert, qui ne renonce pas à une référence islamique explicite (Islamic Bank of Britain, dont le nom est néanmoins devenu AI Rayan Bank, après le rachat de la banque par le groupe qatari Masraf AI Rayan), moucharabieh discret, qui fait une référence subtile au répertoire islamique (BNP Najmah, « coaching halal », « modest fashion ») et moucharabieh fermé, qui évite le recours à des termes ou à des symboles controversés (« produits et services éthiques » au lieu de « finance islamique » ; « comité éthique » à la place de sharîa board ; ou encore, le financement de structures islamiques, comme les awqafs en Tunisie, par un dispositif non islamique, tel que le crowdfunding).

Frédéric DEJEAN, pour sa part, centre son intérêt sur la manière dont deux Églises évangéliques québécoises, La Chapelle et Axe21, s’identifient et se présentent, s’inscrivant dans un modèle « non dénominationnel » (« Ni baptiste ni évangélique, tout simplement chrétien » : enjeux de la désignation émique au sein de deux Églises non dénominationnelles québécoises, p. 55-74). Le trait distinctif de ce modèle, qui exclue toute étiquette ou référence à une tradition théologique, réside dans le souci de rompre avec l’image institutionnelle associée à l’Église, au profit d’une expérience spirituelle authentique, qui puisse englober des parcours religieux variés. Les deux Églises en question se qualifient également d’« urbaines » pour mettre en avant leur ancrage dans la réalité locale : elles se veulent le reflet de la diversité qui caractérise une ville, fortes d’« un rapport décomplexé à la sécularisation » (p. 62). Relevant de la famille des « noms-programmes » (l’une des deux familles de noms d’Églises dans le monde évangélique québécois, à côté des « noms-identités ou appartenances »), La Chapelle et Axe21 illustrent la tendance, répandue au Québec, à adopter des noms à valeur programmatique : respectivement, une idée forte de communauté et de proximité, avec un renvoi manifeste à la tradition catholique, et l’attention pour la réalité du XXIe siècle. Au final, remarque Dejean, il s’agit pour les deux Églises de prendre les distances des milieux évangéliques québécois et états-uniens, et des controverses y rattachées, ainsi que de « [r]enégocier le rapport à la tradition » (p. 70), en proposant un modèle d’Église original mais enraciné dans les expériences des premières communautés chrétiennes.

L’article de Stéphane DUFOUR (De quoi Noël est-il encore le nom ? Tensions et controverses autour de la dénomination des fêtes de la Nativité, p. 75-94) aborde un sujet qui a animé un vif débat ces dernières années : la dénomination, ou bien, la renomination de la fête de la Nativité. En adoptant une approche praxématique, selon laquelle l’acte de nommer/renommer un objet laisse filtrer la représentation que le locuteur s’en fait, Dufour se penche sur le praxème « Noël » qui, par son étymologie même, est indissociablement lié à la naissance de Jésus-Christ et donc à la religion chrétienne. Or, au cours de l’histoire, il y a eu bien des tentatives de laïciser cette fête liturgique pour n’en conserver que l’enracinement social. Deux séquences ont marqué l’espace francophone au XXIe siècle : la substitution de « sapin de Noël » par « grand sapin des Fêtes » dans un discours institutionnel vers la fin des années 2000 au Québec, et la sollicitation, par un document de la Commission européenne en 2021, à préférer l’expression « Joyeuses fêtes » au lieu de « Joyeux Noël ». On met en place par là une praxis inclusive qui, sans vouloir nier le contenu religieux intrinsèque à la Nativité, comme le prônaient les partisans de la laïcité, instaure une relation hiérarchique entre l’hyponyme « Noël » et l’hyperonyme « Fêtes de fin d’année ». L’auteur rappelle que ce conflit dénominatif, accompagné des enjeux d’ostension des signes religieux dans l’espace public, n’a pas manqué de susciter de fortes réactions par les personnalités politiques de droite et par les représentants de l’Eglise, qui ont mis en garde contre l’effacement des racines chrétiennes de l’Europe : au nom du respect de la diversité religieuse, on risque de pénaliser les chrétiens ; parallèlement, on accélère la sécularisation des fêtes de la Nativité par un rétrécissement sémantique de Noël à sa dimension festive.

Dans sa contribution, Solveig HENNEBERT (Les victimes de l’antisémitisme sont-elles juives ? Le traitement médiatique des attentats antisémites en France, p. 95-112) revient sur les attentats qui ont marqué le début des années 2000 en France. Pour analyser les manières de nommer le religieux juif dans le traitement médiatique, Hennebert s’appuie sur un corpus axé sur deux événements majeurs : la tuerie perpétrée par Mohamed Merah devant le collège juif Ozar Hatorah, à Toulouse, en 2012, et la prise d’otages de l’Hyper Cacher, à Paris, en 2015. Les articles retenus pour l’étude sont parus dans les versions imprimées de trois quotidiens nationaux : Le Monde, Le Figaro et Libération, lors de la première commémoration des attentats antisémites. L’auteure souligne la nécessité de saisir le contexte d’énonciation afin de mieux interroger le langage sur le religieux. Pour l’attentat de Toulouse, le nom et la personnalité du terroriste, perçu comme « un loup solitaire », sont au centre de la scène médiatique, plus que les victimes et le lieu de la tuerie, jusqu’à parler de « l’affaire Merah » (p. 101), alors que les articles consacrés à l’attaque de l’Hyper Cacher accordent plus de place au toponyme, la prise d’otages s’inscrivant dans une vague d’attentats plus large. En fait, qualifier les crimes en tant qu’actes terroristes n’est pas si évident : là où le mot « attentat » est chargé de sens politique, des termes comme « assassinat », « tuerie » ou « prise d’otages », décrivant l’acte commis, sont plus objectifs. Mohammed Merah est nommé en tant que terroriste, mais les personnes tuées, elles, sont victimes de meurtre ou d’assassinat ; il en va autrement pour l’Hyper Cacher, défini comme un « attentat » presque à l’unanimité. Quant à la nomination de la judaïcité des victimes, celles-ci sont présentées comme juives, sans pour autant expliciter les éléments cultuels du religieux (le fait qu’une des victimes de Toulouse était un rabbin, ou bien, que la prise d’otages à l’épicerie casher a eu lieu un vendredi matin, le jour des courses avant le début du shabbat). Autrement dit, au nom de la laïcité reconnue comme un principe fondamental de la République française, les récits médiatiques glissent sur les aspects liés à une identité religieuse et non plus sociale, politique ou culturelle. De même, observe encore Hennebert, lors des commémorations, les journaux laissent de côté le caractère antisémite propre aux attaques, et lorsque l’antisémitisme est évoqué, il est envisagé en tant que phénomène général qui touche la France. Deux « sérialités interprétatives distinctes » (p. 109) se dégagent ainsi de l’analyse des cotextes des termes « attentats » et « antisémite » : celle des actes terroristes, qui renvoie à l’universalisme et à l’unité nationale (excluant l’évocation des particularismes), et celle des actes antisémites, à savoir les crimes et délits visant les juifs.

Concernant la section « Varia », l’article d’Étienne HUDON (S’adresser à un gouvernement révolutionnaire : le monde de la boulangerie et la Commune de Paris de 1871, p. 115-130) se situe dans la période insurrectionnelle de la Commune de Paris, au printemps 1871. Une fois retracée, dans ses grandes lignes, la genèse des organisations ouvrières boulangères avec lesquelles la Commune a eu le plus de contact, notamment la Société de secours mutuels des ouvriers boulangers de la Seine, ou la « Saint-Honoré », et la Chambre syndicale des ouvriers boulangers de Paris, l’auteur porte son attention sur les formes que prend l’interaction entre la mutualité, le syndicat et la Commune, en vue de cerner les représentations du pouvoir révolutionnaire. Le différend entre les deux organisations boulangères de la ville se concrétise dans la revendication d’une loi réglementant le travail des ouvriers boulangers, qui a fait l’objet de plusieurs interpellations. Si la Chambre syndicale demande la suppression du travail de nuit et la municipalisation du système de placement, confiant dans l’attention de la Commune aux instances populaires, la Saint-Honoré demande l’autorisation de maintenir ses bureaux de placement, leur suppression risquant de rendre encore « plus despotique » (p. 123) le placement privé qui, affirme-t-elle, subsisterait illicitement. Hudon montre que la pétition et l’adresse ont été les deux modalités d’action les plus efficaces mobilisées par les organisations ouvrières : la première plus démocratique et collective, la seconde plus rapide et institutionnelle, toutes les deux témoignent « d’une conception inclusive de la démocratie représentative » (p. 124) telle qu’elle est incarnée par la Commune, trouvant son point de force dans la participation directe des citoyens et dans le dialogue avec les groupes civils.

Le numéro de la revue se termine par un compte rendu de lecture, rédigé par Salih AKIN (p. 131-136), de l’ouvrage Politiques des noms de lieux. Dénommer le monde, coordonné par Frédéric Giraut et Myriam Houssay-Holzschuch.

[ALESSANDRA ROLLO]