Patrick CHARAUDEAU, Le discours populiste : un brouillage des enjeux politiques

di | 14 Giugno 2023

Patrick CHARAUDEAU, Le discours populiste : un brouillage des enjeux politiques, Limoges, Lambert-Lucas, 2022, pp. 134.

Le discours populiste : un brouillage des enjeux politiques s’insère dans les recherches de Patrick CHARAUDEAU sur l’analyse du discours politique dans le contexte français. Les mots-clés « discours populiste » et « enjeux politiques », qui apparaissent déjà dans le titre, témoignent du lien étroit entre le discours, la politique et le populisme. L’approche présentée vise à montrer que le discours populiste génère des « brouillages » au sein d’un domaine, le politique, qui résulte de questionnements complexes par rapport auxquels des réponses et des solutions peinent parfois à être trouvées. L’Introduction (pp. 7-22) permet à l’auteur de faire comprendre les enjeux qui sont posés au sujet chercheur qui étudie les faits de société lorsqu’il s’approche du populisme. Pour ce faire, il présente tant le point de vue des politiques et des économistes à l’égard du populisme que celui des spécialistes qui ont appuyé leurs recherches sur des théorisations de ce phénomène. La perspective historique est ainsi côtoyée par une perspective philosophique et sociologique, ainsi que par celle des politistes qui s’intéressent à étudier le populisme au fil du temps et dans les sociétés dans lesquelles il est inscrit. L’approche suivie au long de cet ouvrage relève, en continuité avec les autres publications de l’auteur, du sujet parlant et de ses relations avec d’autres sujets au sein de la société, par rapport à un phénomène à la fois historique, social, politique et anthropologique qui fait partie de l’espace public français. L’analyse des corpus choisis, qui portent sur le politique et sur le médiatique, en passant par la citoyenneté qui reçoit et interprète ces messages, montre que, au-delà des contextes, le discours populiste est à l’origine de brouillages, dont l’auteur essaie de mesurer la portée en continuité avec son ouvrage La conquête du pouvoir. Opinion, persuasion, valeur (2013).

Les quatre chapitres du présent ouvrage abordent la notion de « brouillage » en la rapportant au populisme et à l’analyse de notions et de discours qui circulent dans la société.

Dans le ch. 1er, Le brouillage de la rhétorique discursive (pp. 23-44), l’auteur inscrit le discours populiste au sein du discours politique, en présentant ses enjeux en termes de contrat de communication, de scénographie et de stratégies discursives de dramatisation. Si le discours populiste s’appuie sur les émotions et sur les sentiments, notamment négatifs, les réflexions de l’auteur soulignent que les discours visant le peuple en danger sont typiques de tous bords et de toute couleur politique, au-delà des époques – il en est ainsi de Jean-Marie Le Pen ou d’Éric Zemmour – et des orientations politiques – Marine Le Pen tout comme Jean-Luc Mélenchon. Parmi les sentiments qui sont évoqués, la peur est le plus utilisé et celui qui est appliqué à plus de domaines : l’immigration, l’Europe, la mondialisation, bref des thèmes qui font du peuple une victime et qui permettent l’émergence d’imaginaires tout comme l’identification et la « satanisation » des « coupables » par l’extrême droite et par l’extrême gauche. Parmi les composantes du discours populiste, sont évoqués l’appel au peuple ainsi que l’identification d’un « guide » du peuple autour d’un ethos visant le bien de la société. Les exemples présentés, qui portent sur le contexte français, européen et extra-européen contemporain – il en est ainsi de Chávez au Venezuela, de Trump aux États-Unis, de Orban en Hongrie, de Erdogan en Turquie, de Bolsonaro au Brésil, de Pablo Iglesias en Espagne, de Beppe Grillo et Salvini en Italie –, permettent de souligner que l’appel au peuple au nom d’une « sacralité supérieure » en vue d’obtenir des avantages immédiats est commun à tous les leaders populistes. C’est donc même en termes énonciatifs que le discours populiste crée un brouillage car tous les extrêmes font appel aux mêmes discours de victimisation du peuple et de volonté de renverser la classe politique au pouvoir.

Un autre brouillage dont le discours populiste est à l’origine concerne les matrices idéologiques, qui sont traitées au ch. 2 (Le brouillage des matrices idéologiques, pp. 45-80). Puisque le discours politique propose un projet d’« idéalité sociale », c’est autour des valeurs et des systèmes de croyance dans un certain contexte historique et culturel que ce système s’institue en idéologie. L’auteur montre qu’il faut, encore une fois, dépasser toute attribution de couleur politique pour parler de « matrices discursives » des idéologies politiques et des représentations du monde qui s’instaurent en imaginaire social. C’est notamment à la distinction entre le politique comme lieu de la symbolique et la politique comme lieu de la pratique que CHARAUDEAU rapporte la non coïncidence entre un idéal de pensée et la manière dont les partis politiques l’expriment. Ceci est expliqué par la distinction entre familles politiques – les matrices idéologiques – et partis politiques – les configurations politiques. Il est alors possible de parler, d’une part, d’une matrice idéologique de droite, pourvue de valeurs de droite – la famille, le travail, la nation – engendrant les piliers du conservatisme, du ségrégationnisme et du nationalisme, et de configurations politiques de droite. Celles-ci, qui sont rapportées au contexte politique français à des époques différentes, permettent de distinguer l’extrême droite d’une droite centriste et de gouvernement. Dans ce cadre, il est possible d’inscrire ce qui a trait au nationalisme et à ses prolongements en termes de xénophobie, d’antisémitisme, d’anti-islamisme autour d’un passé commun d’exclusion, établissant une hiérarchie entre les races – le peuple auquel on fait référence est le peuple comme ethnos. D’autre part, la matrice idéologique de gauche est fondée par rapport et à l’opposée de celle de la droite : elle est bâtie autour de la notion de « progrès » et du principe d’égalité – le peuple y est conçu comme plèbe et comme demos. Il s’ensuit que les valeurs de gauche s’inscrivent dans le groupe, dans le travail et dans la nation, elles sont encadrées dans les luttes pour l’égalité au niveau international en vue de s’unir contre l’oppression des systèmes politiques. Les configurations politiques de la gauche se caractérisent, elles aussi, par de grandes tendances mettant en évidence les relations entre gauche et socialisme, gauche et communisme, mais aussi des contradictions autour des notions – liées à la gauche – de progressisme, de républicanisme et de souverainisme. CHARAUDEAU constate qu’un brouillage a lieu entre droite et gauche dans la vie politique française contemporaine à cause de l’effacement du bipartisme qui avait dominé la politique française depuis 1789 et des thèmes communs vers lesquels tant les matrices de droite (l’extrême droite) que de gauche (la gauche radicale) semblent converger. Tel est le cas de la souveraineté populaire et des critiques à l’égard de l’UE, de l’économie souveraine, de l’identité nationale, autrement dit les mêmes valeurs républicaines et une même vision du peuple. Il en émerge un brouillage affectant le conservatisme de droite et le progressisme de gauche qui se reflète sur une tendance à la radicalisation de la part des leaders de ces partis et sur un « populisme transversal » (p. 79) alimentant le rejet du système et la défiance vis-à-vis des élites.

Après avoir présenté les brouillages de la rhétorique discursive et des matrices idéologiques du populisme, au ch. 3 (Du côté de la demande : l’état de la société, pp. 81-97), CHARAUDEAU s’intéresse à la confrontation qui a lieu, au sein de la société, entre les discours des leaders populistes et les discours issus de la demande sociale, relayés à travers les réseaux sociaux, les manifestations, les élections, les enquêtes d’opinion et les reportages. Son analyse est consacrée à l’opinion publique, à savoir une construction permanente qui s’inscrit dans les mouvements sociaux et qui est alimentée à partir de la réaction, de l’assignation et de la catégorisation de la part des groupes sociaux, des sujets acteurs politiques et des sujets qui construisent des catégories d’opinion et qui les relayent, respectivement. Puisque l’opinion publique est composite, divisée, fragmentée, porteuse de valeurs diverses et portée par une population hétérogène, elle ne peut pas être inscrite dans les matrices de droite et de gauche et elle fait l’objet de fluctuations de la demande sociale, dont CHARAUDEAU rend compte à l’égard du clivage contemporain perturbé. A ce propos, il cite les mouvements de revendication – parmi lesquels les Gilets jaunes sont le témoignage le plus immédiat – dont l’émergence souligne un brouillage de valeurs et une fragmentation qui passent, entre autres, par les catégorisations opérées par le biais des enquêtes d’opinion. L’énumération de certaines de ces enquêtes et des sources qui les proposent, par rapport à la France, permet à CHARAUDEAU de mettre en évidence que le mécanisme sous-tendant la demande sociale confondrait « besoin » et « désir » autour, en fait, d’une illusion – il en est ainsi des murs érigés contre les sujets migrants, autrement dit une illusion de défense des identités. Si l’une des conséquences de ce brouillage porte sur les partis car le corps de doctrine, tant à droite qu’à gauche, est bousculé par une demande sociale qui réclame des valeurs qui relèveraient du corps de doctrine opposé, on ne peut pas sous-estimer le surgissement de mouvements radicaux de protestation permanente qui proviennent surtout de la gauche radicale : La France insoumise, le Movimento Cinque stelle, le mouvement de Syriza et Podemos sont les cas cités en fin de chapitre.

Le dernier chapitre clôt le cercle des « brouillages » via l’analyse de La conjonction des brouillages (pp. 98-108). A l’appui d’une perspective fondée sur le libéralisme et sur ses répartitions, sur la philosophie politique, sur le libéralisme économique, politique et sociétal, l’auteur rapporte ces idéologies à l’échiquier politique français contemporain – le Rassemblement national de Marine Le Pen et La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon – en vue d’expliquer le clivage droite-gauche. Il montre que même la notion de libéralisme et l’emploi qu’en font l’extrême droite et la gauche radicale est à l’origine d’un brouillage, mais il souligne également que le brouillage dont il est question consiste en une revendication du conservatisme et du progressisme par les corps de doctrine de gauche et de droite, respectivement. Il s’ensuit une valeur de frustration relevant d’un sentiment de désidentification qui touche à toutes les sphères de la vie de l’individu, dont l’une des retombées est le sentiment d’incertitude pouvant déboucher sur le complotisme.

Dans ses conclusions (Le populisme, symptôme de crises sociales, pp. 109-126), Patrick CHARAUDEAU revient sur le ressentiment des populations pour souligner que c’est du populisme en tant que discours dont les caractéristiques font état d’une stratégie discursive commune de la part de leaders politiques relevant des extrêmes qu’il a été question dans cet ouvrage. Il montre notamment qu’on est confronté à un « populisme-brouillage » engendrant un éclatement tant de la demande sociale que des positionnements matriciels de droite et de gauche. Rapportées au contexte français contemporain, ces remarques permettent de postuler un « néopopulisme » dont les traits et les procédés d’énonciation sont communs à chaque extrême, autour de la victimisation, du sentiment de peur, de l’identification de boucs émissaires, de la stigmatisation des coupables et de l’héroïsation de leur leader, au nom de valeurs « édulcorées » (p. 113), voire contradictoires. C’est dans le cadre des contradictions qui sont inscrites dans le discours populiste que sont explorées les conceptions du « peuple », du « souverainisme » et de la « nature », c’est-à-dire les trois pôles qui sont à la base des matrices idéologiques de droite et de gauche, autant de lieux de brouillage conceptuel. Face à ces brouillages, l’auteur rappelle, en s’alignant en cela sur les conclusions présentées dans son ouvrage sur La manipulation de la vérité. Du triomphe de la négation aux brouillages de la post-vérité (2020), que la France fait face à une situation de crises diverses : une crise socio-économique commencée depuis les Trente Glorieuses ; une crise politique survenue dès la chute du Mur de Berlin ; une crise de souveraineté due à l’Union européenne ; une crise sociétale générale, due à la perte d’identité, de souveraineté, à l’avancée de la numérisation et à la surinformation provoquée par les réseaux sociaux, avec la disparition de l’analyse critique et de la défiance à l’égard de tout sujet autre, ainsi que le dénigrement de soi-même. C’est donc une rupture du bas vers le haut, et du haut vers le bas, brisant le contrat social, qui s’instaure, au nom de « passions tristes », de « frustrations avec des valeurs négatives » (p. 123) et d’un brouillage des frontières idéologiques qui empêchent de construire un projet politique. En dépit de ce cadre, la conclusion présentée par Patrick CHARAUDEAU est ouverte : elle porte sur le souhait d’un appel au dialogue, c’est-à-dire le seul qui puisse faire avancer le débat au sein de la société.

L’ouvrage se termine par la liste des Références bibliographiques consultées (pp. 127-132) et par la Table des matières (pp. 133-134).

Ce volume jette une lumière nouvelle sur des notions et des aspects liés à l’analyse du discours populiste en l’abordant du point de vue du langage. Cette approche, qui se détache des travaux sur le populisme conduits par des spécialistes en histoire en en sociologie, a le mérite de faire comprendre que si, d’un côté, les enjeux politiques sont brouillés par la rhétorique de partis extrêmes, tant à droite qu’à gauche, de l’autre, la demande sociale ne comble pas l’offre des partis, voire elle la disqualifie. L’analyse du populisme comme langage, que Patrick CHARAUDEAU a menée dans le contexte sociopolitique français, mérite d’être étendue à d’autres contextes qui voient un essor du populisme, auxquels il est possible de rapporter les mêmes conclusions qui ont été élaborées pour le contexte français : le populisme est une construction discursive qui est porteuse d’illusion et qui témoigne des crises que connaissent les sociétés contemporaines. Ainsi le présent volume sur le discours populiste peut-il être considéré comme une suite actualisée et enrichie de réflexions qui sont du ressort de l’époque contemporaine et qui contribuent à en comprendre les enjeux.

[Alida M. SILLETTI]