Hélas! Est-il possible que Lucrèce puisse voir Colatin, sans oser l'appeler son mari? Oui, la raison le veut et je ne m'y oppose pas. Non Colatin, je ne suis plus votre femme, je suis une malheureuse que l'indignation des Dieux a choisie, pour être l'objet de la plus effroyable tyrannie dont on ait jamais entendu parler. Je ne suis plus cette Lucrèce dont la vertu vous charmait plus que la beauté, je suis une infortunée que le crime d'autrui a rendue coupable. Mais pour m'obliger à vous parler avec quelque tranquillité dans un trouble si grand, jurez-moi que vous vengerez 1'outrage que j'ai reçu. Faites que je vois dans vos yeux le désir de la vengeance; montrez-moi le poignard qui doit effacer l'injure qu'on m'a faite; demandez-moi avec empressement le nom du tyran. Mais hélas pourrais-je le dire? Oui, Lucrèce, il faut aujourd'hui, pour ta justification et pour ton châtiment que tu sois tout ensemble ton accusateur, ton témoin, ta partie, ton défenseur et ton juge. Vous saurez donc, Colatin, que cette Lucrèce, qui a toujours plus aimé son honneur que sa vie ni que la vôtre, dont la chasteté a toujours été sans tache, dont la pureté de l' âme est incorruptible, a souffert à votre place un lâche, un infâme, le fils d'un tyran et un tyran lui-même. Oui, Colatin, le perfide Tarquin que vous me nommiez votre ami, lorsque vous me l'amenâtes la première fois que je le vis, - Hé plût aux Dieux que c'est été le dernier jour de ma vie! - ce traître, dis-je, a triomphé de la pudicité de Lucrèce. En méprisant sa propre gloire, il a terni la vôtre en ternissant absolument la mienne, et par une cruauté qui n'eut jamais d'exemple, il m'a réduite au plus déplorable état où une femme, dont les inclinaisons sont toutes nobles, se puisse jamais se trouver. Je vois bien,
généreux Colatin, que mon discours vous étonne et que vous avez peine à croire ce que je dis, mais c'est pourtant une vérité constante. Je suis témoin et complice du crime de Lucrèce. Oui, Colatin, puisque je vis encore, je ne suis pas innocente. Oui, mon père, votre fille est coupable d'avoir pu survivre à sa gloire, oui, Brutus, je mérite la haine de tous mes proches, et quand je n'aurais commis autre crime que d'avoir donné de l'amour au cruel tyran qui, par 1'outrage qu'il m'a fait, a, tout ensemble, violé le droit des gens, celui de l'amitié, offensé tout le peuple romain et méprisé les Dieux, ce serait assez pour mériter la haine de tout le monde. Hélas! Est-il possible que Lucrèce ait pu inspirer de si lâches sentiments? que sa fatale beauté ait pu allumer une flamme qui la devait la détruire elle-même? et que ses regards, étant si innocents, aient pu donner des désirs si criminels? mais quel étonnement est le tien, insensée que tu es? étonne-toi, plutôt, de ce que tu ne t'aies pas arraché le cœur avant ta suprême infortune. C'était en cette occasion, Lucrèce, qu'il fallait témoigner ton courage et l'amour que tu avais pour la gloire. Tu serais morte innocente, ta vie aurait été sans taches et les Dieux auraient sans doute pris soin de ta réputation. Mais, enfin, la chose n'est pas en ces termes. Je suis une malheureuse, indigne de voir la lumière, indigne d'être fille de Spurius Lucretius, indigne d'être femme de Colatin et indigne d'être romaine. Après cela, Colatin, je vous demande le châtiment que Lucrèce mérite. Privez-la de votre affection, effacez-la de votre mémoire. Vengez l'outrage qu'on lui a fait, seulement pour l'amour de vous et non pas pour l'amour d'elle. Ne la regardez plus que comme une infâme, et quoique son infortune soit extrême, refusez-lui la compassion que l'on a de tous les misérables. Que si, toutefois, il m'était permis, après avoir parlé contre moi, de dire quelque chose en ma défense, je dirais, Colatin, sans cacher la vérité, que je n'ai terni ma gloire que pour avoir trop aimé la gloire. Les cajoleries de Tarquin n'ont point touché mon cœur; sa passion ne m'en a point donné; ses présents n'ont point suborné ma fidélité; l'amour ni l'ambition n'ont point ébranlé mon âme; et si je voulais parler pour moi, je pourrais dire seulement que j'ai trop aimé ma réputation. Oui, Colatin, le crime de Lucrèce est d'avoir préféré sa renommée, à la véritable gloire. Lorsque l'insolent Tarquin vint dans ma chambre que, m'étant éveillée, je le vis un poignard à la main et que, me l'ayant porté à la gorge pour m'empêcher de crier, il commenta à me parler de la passion qu'il avait pour moi, les Dieux savent quels furent alors mes sentiments et si la mort me parut effroyable. En cet état, je méprisais également les prières et les menaces du tyran ; ses offres et ses demandes furent également rejetées; l'amour ni la crainte n'eurent point de piace en mon âme; la mort ne me fit point d'effroi , et bien loin de l'appréhender, je la désirai plus d'une fois. Ma vertu n'eut rien à combattre en cette occasion, je n'hésitai point à préférer la mort à l'amour de ce tyran, et je ne sache point de supplice effroyable que je n'eusse souffert avec joie, pour pouvoir sauver mon honneur. Mais lorsque ma constance eut lassé la patience du tyran, qu'il eut vu que ses prières, ses larmes, ses présents, ses promesses, ses menaces et la mort même ne pouvaient toucher mon cœur, ce barbare, inspiré par les Furies, me dit que si je résistais encore à sa volonté, non seulement il me poignarderait mais que, pour me rendre infâme à la postérité, il poignarderait aussi un esclave qui l'accompagnait afin que, le laissant mort dans mon lit, on pût croire que j'eus oublié ma gloire pour cet esclave et que lui témoignant du zèle qu'il avait pour vous, nous eut punis comme étant coupables d'un même crime. J'avoue avec honte que ce discours fit, en mon esprit, ce que n'avait pu la certitude de la mort, je perdis la raison et la force, je cédai au tyran, et la crainte d'être tenue infâme est la seule chose qui me Va rendue. Non, Colatin, je ne pus souffrir qu'on pût accuser Lucrèce d'avoir manqué à son honneur, que sa mémoire fût éternellement ternie et, la pensée, quelle vous serait exécrable, fut ce qui m'empêcha de mourir en cet instant et ce qui m'a fait vivre jusqu'ici. Je fis tout pour m'opposer aux violences du tyran, excepté que je ne me tuai pas. Je voulus vivre, pour conserver ma réputation et pour ne pas mourir sans vengeance, et une fausse image de la véritable gloire, s'emparant de mon esprit, me fit commettre un crime dont j'avais peur d'être accusée. Les Dieux me sont, pourtant, témoins que mon âme et ma volonté sont toutes pures, mon consentement n'a rien contribué à cette funeste aventure, ni en son commencement, ni en son progrès, ni en sa fin.Vous savez,
généreux Colatin que, lorsque vous amenâtes le tyran comme votre ami, je ne causai pas volontairement son injuste passion. A peine levai-je les yeux pour le regarder, et cette illustre victoire, que ma modestie vous fit remporter en cette journée, doit assez vous faire souvenir que je ne me suis pas attiré le malheur qui m'est advenu. Depuis cela, je n'ai point vu le traître Tarquin, jusqu'au funeste jour qu’il a triomphé de la vertu de Lucrèce. Mais, que dis-je? Les tyrans n'ayant point de pouvoir sur la volonté, je suis encore cette même Lucrèce qui aimait tant la gloire, puisqu'il est certain que la mienne est toute innocente. Les larmes, que je répands, ne sont pas un effet de mon remords, je ne me repens pas de la faute que j'ai faite, mais seulement de n'être pas morte avant celle d'autrui. Nous étions deux à ce crime mais un seul est criminel, et ma conscience ne me reproche rien que d'avoir préféré ma réputation et la vengeance à une mort glorieuse. Ce qui a fait mon malheur est que j’ai cru que la gloire de ma mort ne serait pas connue. J'ai douté de l'équité des Dieux en cette occasion et, sans me souvenir qu'ils font des miracles quand il leur plaît et qu'ils sont les protecteurs de l'innocence, j'ai vécu plus que je ne devais puisque j'ai survécu à ma chasteté. Ne pensez pas, Colatin, que j'amoindrisse mon crime, pour apaiser votre fureur. Je vois, dans vos yeux, plus de colère contre Tarquin que de haine pour Lucrèce. Vous me plaignez sans doute plutôt que de m'accuser, et toutes les actions de ma vie passée aident à me justifier dans votre àme. Et puis, corame je l'ai déjà dit, quoique je sois une coupable involontairement, je consens néanmoins que Colatin ne m'aime plus. Ce n'est donc point pour vous fléchir que je parle ainsi mais seulement pour vous porter plus ardemment à la vengeance. Il me semble, qu'en me justifiant, je noircis davantage le tyran; que plus je parais innocente plus il paraît coupable; que plus je suis malheureuse plus il mérite de l'être et que plus je verse de larmes plus vous le ferez verser de sang. Voilà, Colatin, la cause de mon discours, de mes larmes et de ma vie. Faites que je n'aie pas vécu infâme inutilement, songez à la vengeance,
généreux Colatin, pensez à ce que vous êtes et à ce qu'est votre ennemi ou, pour mieux dire, l'ennemi public. Vous êtes romain, vous êtes vertueux, vous êtes noble et, si je ose encore le dire, mari de Lucrèce. Mais pour lui, il est de race étrangère, il est fils et petit-fils de tyrans. Le superbe Tarquin, comme vous savez, n'est monté sur le trône qu'après en avoir arraché un prince vertueux dont il avait épousé la fille. Le sceptre qu'il tient a coûté la vie à celui qui le portait avant lui, et pour s'assurer la domination, il a commis plus de crimes qu'il n'a de sujets. Voilà, Colatin, quel est le père de mon ravisseur. Sa mère, si je ne me trompe, ne le rend pas plus considérable. Car, enfin, je ne saurais croire que le fils de l'infâme Tullia, qui osa pousser son char sur le corps de son père, pour arriver au trône où elle aspirait, n'ait autant d'ennemis à Rome qu'il y a d'hommes vertueux. Et puis, la vertu de Sextus Tarquinius n'a pas effacé les crimes de ses pères: la plus belle action qu'il ait faite est d'avoir trahi tout un grand peuple qui se confiait en lui. Voilà, Colatin, quel est votre ennemi, allez donc, allez donc l'attaquer courageusement. Vous n'aurez pas plutôt dit l'outrage qu'il m'a fait que vous aurez tous les Romains de votre parti. Ce leur sera tout ensemble une cause commune et particulière. Ils craindront pour leurs femmes, pour leurs filles et pour leurs sœurs. Ils regarderont tous le traître Tarquin comme leur ennemi, et s'il reste encore quelques uns qui le suivent, ce seront sans doute des lâches et des efféminés qui ne seront pas difficile à vaincre. Le Sénat n'attend qu'un prétexte pour se déclarer. Le peuple est ennuyé des chaines qu'il porte, il chérira la main qui le détachera, et l'équité des Dieux favorisant votre parti, vous verrez que les parents même du tyran lui arracheront la couronne de dessus la tête. Oui, je vois que Brutus m'écoute, avec intention de venger mon outrage. Il vous suivra sans doute dans un si
généreux dessein, et si la confiance que j’ai au Ciel ne me trompe, je vois déjà le superbe Tarquin chassé de Rome, son infâme fils mourir de quelque main inconnue et tomber tout sanglant dans la poussière. (Car je doute si les Dieux permettront qu'il meure d'une main si illustre que la vôtre.) Oui, Colatin, la victoire est à vous, je vois déjà tous les soldats qui se révoltent et tous les citoyens qui se mutinent. La haine du tyran et le désir de la liberté les pousseront également, et veuillent les Dieux que je sois la victime qui obtienne, de leur bonté, la liberté de la patrie. Oui, Colatin, tous les soldats, qui sont dans son camp et qui combattent aujourd'hui sous ses enseignes, lui deviendront plus ennemis que ne le sont ceux d'Ardée qu'il assiège présentement. Allez, donc, faire savoir partout mon infortune et croyez, Colatin, que vous ne publierez pas mon crime, mais celui de Tarquin seulement. Et puis, je suis bien certaine de n'entendre pas ce que le peuple en dira car, après avoir été moi-même mon accusateur, mon témoin, ma partie et mon défenseur, il faut que je sois encore et mon juge et mon bourreau. Oui, Colatin, il faut que je meure et ne me dites point que, puisque ma volonté est innocente, je dois vivre pour avoir le plaisir de voir de quelle façon vous me vengerez. Il suffit que vous me le promettiez et c'est par là, que je puis mourir avec douceur mais je ne puis jamais vivre avec plaisir. Il y a une Lucrèce, en moi, que je ne puis souffrir. Il faut que je m'en sépare, elle m'est insupportable, je ne la puis voir, je ne la puis endurer, je dois son sang à la justification de l'autre et à la vengeance que vous voulez prendre. Lorsque le peuple de Rome verra Lucrèce poignardée de sa propre main, pour ne pas survivre à son infortune, il croira plus facilement qu'une femme, qui a plus aimé la gloire que sa vie, n'a pas été capable d'y manquer volontairement. Cette dernière action justifiera toutes les mienne il naîtra des soldats du sang que je répandrai pour vous aider à punir mon tyran et de cette sorte j’aiderai moi-même à me venger. Mais l’âme aurait sans doute moins d’effet et puis, quoi que je sois malheurese j’ose croire encore que ma mort vous touchera. Oui, Colatin, oui mon père ma perte vous sera sensible et vous trouvant obligés de venger tout à la fois et l’honneur et la vie de votre femme et de votre fille, vous serez encore plus irrités contre le tyran. Ne me dites donc point que ma mort est inutile ni qu’elle peut être mal expliquée. Non ceux qui jugeront sainement des choses ne la prendront point pour un effet de mon crime. Le remords fait d’ordinaire plus verser de larmes que de sang et la mort, si je ne me trompe, n’est le remède que des
généreux ou des désespérés. Le repentir est toujours une marque de quelque faiblesse et quiconque est capable d’en avoir le peut être de vivre après avoir failli. J’ai pour moi l’autorité de tous les siècle qui fait voir que presque toujours ceux qui ont employé leur main contre leur vie ne l’on fait que pour se dérober à la cruauté de la fortune; pour éviter une mort honteuse ou pour s’empêcher d’être esclaves et non pas pour se punir. Quand nous avons failli nous nous sommes toujours juges favorables et peu de gens se sont eux-mêmes condamnés à la mort. Qu’on ne me dise donc point que le sang que je verserai fera plutôt une tache à ma vie que d’effacer celle que le tyran y a faite. Non Colatin, mon intention est trop pure et les Dieux sont trop équitables pour permettre que tous les hommes soient injustes pour moi. Je ne finis par remords ni par désespoir, je finis par raison. Je vous ai dit les sujets que j’en ai, ne vous opposez donc plus à mon dessein, car aussi bien ne le pourriez-vous empêcher. Pensez à la vengeance et non pas à ma conservation, puisque l’une vous peut être glorieuse et que l’autre vous serait inutile. Au reste l’exemple de Lucrèce ne persuadera jamais aux dames romaines de survivre à leur honneur. Il faut que je justifie l’estime qu’elles ont toujours faite de ma vertu. Je dois la perte de ma vie à ma propre gloirre, à celle de ma patrie, à celle de Spurius Lucretius et à celle de Colarin. Mais comme je ferai ce que je dois en cette occasion, faites la même chose après ma mort. N'oubliez rien pour me venger, employez le fer, le feu et le poison, toutes les violences sont justes contre les usurpateurs. Il faut joindre l'artifice à la force quand la valeur ne suffit pas pour les perdre. Songez à la justice de votre cause, souvenez-vous de la chasteté de Lucrèce, de l'amour que vous avez toujours eue pour elle et de celle qu'elle a eue pour vous. N'oubliez jamais la passion qu'elle a toujours eue pour la gloire et la haine qu'elle a toujours eue pour le vice. Croyez-la plus malheureuse que coupable, et de toutes choses,
généreux Colatin, formez-en en votre âme, une haine irréconciliable pour le tyran. Mais pour ne pas retarder pas davantage une si noble vengeance, allez Colatin, allez, je finis ce funeste discours, en finissant ma vie. Et voici un poignard que je tiens de quoi me punir, de quoi vous venger et de quoi vous montrer comme il faut traverser le cœur du tyran.