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Sophonisbe à Massinisse

CINQUIÈME HARANGUE -

ARGUMENT

Après que par l’assistance des romains Massinisse eut reconquis le royaume de ses pères et fait Siphax prisonnier, qui le lui avait usurpé, il fit assiéger et prendre la ville de Syrthe où Sophonisbe, femme de ce roi captif s’était retirée. Les charmes de cette belle africaine firent une puissante impression en son cœur et comme les numides sont naturellement d’inclination amoureuse, il ne fut pas sitôt victorieux qu’il sentit qu’il était vaincu. Mais venant à faire réflexion sur l’humeur austère de Scipion il ne douta point qu’il ne voulut mener en triomphe cette belle reine captive. De sorte que pour l’en empêcher il l’épousa le même jour ne croyant pas qu’après cela l’on voulut triompher de la femme d’un roi allié du peuple romain. A peine ces noces précipitées furent faites que Scipion en étant averti envoya ordonner par Lélius à Massinisse de lui venir rendre compte de sa victoire. ais Sophonisbe qui avait une aversion naturelle pour les romains et plus encore pour la servitude, ayant vu quelque chose dans les yeux de Lélius qui la menaçait du triomphe, parla de cette sorte à Massinisse sur le point qu'il l'allait quitter.

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Ô quel présent à recevoir!
Ô bon Dieu, quel présent à faire !
Pour moi, je ne saurais savoir,
de qui la peine est plus amère:
Ou d'elle qui prend le poison,
Ou de lui qui l'envoie à celle qu'il révère,
Et plus mon cœur les considère,
Plus j'en doute avec raison.

Sophonisbe à Massinissa


Seigneur, je vois bien par la procédure de Lélius que la Fortune n'est pas encore lasse de me persécuter, qu'après avoir en une même journée perdu ma couronne, mon mari et ma liberté et que, par le caprice de cette inconstante, j'ai en ce même jour retrouvé ma liberté, un illustre mari et une couronne, je vois bien, dis-je, qu'après de si étranges événements, elle s'apprête encore à me faire perdre toutes ces choses. Lélius, en me regardant, a sans doute jugé que j'étais assez bien faite pour honorer le triomphe de Scipion et pour suivre son char. J'ai vu dans ses yeux l'image qu'il portait en l'âme et le dessein qu'il avait dans le cœur, mais il n' a peut-être pas découvert celui que j'ai dans le mien. Il ne sait pas que le désir de la liberté est de beaucoup plus puissant en moi que celui de la vie et que, pour conserver la première, je suis capable de perdre l'autre avec joie. Oui, je m'aperçois bien, mon cher Massinissa, que vous allez avoir de forts ennemis à combattre. L'austérité de l'humeur de Scipion, se joignant à l'austérité romaine, le portera sans doute à vous faire une aigre réprimande. Il trouvera étrange que le propre jour de la victoire et le propre jour que vous avez repris la couronne qui vous appartenait, vous ayez songé à des noces et choisi pour femme, non seulement celle de votre ennemi mais une captive, une carthaginoise, fille d'Asdrubal et ennemie de Rome. Souvenez-vous toutefois, Seigneur, que vous ne devez pas me regarder, en cette occasion, ni comme femme de Syphax, ni comme captive, ni comme carthaginoise, ni comme fille d'Asdrubal, ni comme ennemie de Rome, bien que je fasse gloire de l'être, mais comme femme de l'illustre Massinisse. Souvenez-vous aussi que je n'ai consenti à recevoir cet honneur qu'après que vous m'avez eu promis que je ne tomberais point au pouvoir des romains. Vous m'avez engagé votre parole, songez donc à n'y manquer pas. Je ne demande point que vous vous exposiez à perdre l'amitié du sénat pour me conserver, puisque votre malheur a fait que vous en avez besoin. Mais je veux seulement que, suivant ce que vous m'avez juré, vous m'empêchiez de tomber vive au le pouvoir de Scipion. Je ne doute point que Syphax, en l'état qu'il est, ne dise à son vainqueur que c'est moi qui suis cause de son infortune; que c'est moi qui l'ai chargé de fers; que c'est moi qui l'ai fait ami de Carthage et ennemi de Rome. Oui, généreux Massinissa, j'avoue toutes ces choses, et si je pouvais vous dérober aux romains je m'estimerais heureuse, et croirais que ma mort serait véritablement digne de la fille d'Asdrubal. Pardonnez-moi, mon cher Massinissa, si je vous parle avec tant de hardiesse, mais comme c'est peut-être la dernière fois que je vous verrai jamais, je serai bien aise de vous dire quels ont toujours été mes sentiments afin que, par la connaissance que vous aurez de l'aversion que j'ai toujours eue pour la servitude, vous vous portiez plus aisément à songer à ma liberté. Aussitôt que j'eus ouvert les yeux à la lumière, la première chose que j' appris fut qu'il y avait un peuple qui, sans aucun droit que celui que le fort impose au faible, voulait se rendre maître de tous les autres, et tant que mon enfance dura, je n'entendis parler que des triomphes des romains, des rois qu'ils avaient enchaînés, des illustres captifs qu'ils avaient faits, de la misère de ces malheureux et de toutes les choses qui se font en ces funestes spectacles où l'orgueil des romains fait consister le plus noble fruit de leurs victoires. Ces images s'imprimèrent si tôt dans ma fantaisie que rien ne les en a jamais pu chasser. Depuis cela, devenant plus raisonnable avec l'âge, j'ai encore eu plus d'aversion pour cette aigle romaine qui ne vit que des rapines qu'elle fait et qui ne vole sur la tête des rois que pour leur enlever leurs couronnes. On me dira, peut-être, que les romains donnent autant de royaumes qu'ils en usurpent et qu'ils font autant de rois qu'ils en attachent à leurs chars. Mais, mon cher Massinissa, si vous voulez bien considérer les choses, vous trouverez qu'ils ne donnent des sceptres que pour avoir de plus illustres esclaves, et que s'ils mettent des couronnes sur la tête de leurs vassaux, ce n'est que pour avoir le plaisir de les voir mettre à leurs pieds lorsque, par leurs ordres, ils vont leur en rendre hommage. La vanité est l'âme de cette nation, c'est la seule chose qui la fait agir. Ce n'est que pour cela qu'elle fait des conquêtes, qu'elle usurpe des royaumes, qu'elle désole toute la terre et que, non contente d'être maîtresse absolue de cette grande partie de l'univers qui est de son continent, elle passe les mères pour venir troubler notre repos. Car si le seul désir d'agrandir ses limites et d'accroître ses richesses la portait à faire la guerre, elle se contenterait de renverser des trônes et de faire mourir ceux qui les possédaient légitimement. Mais comme le seul orgueil la fait agir, il faut qu'un simple bourgeois de Rome, pour sa gloire et pour le divertissement du peuple, traîne des rois enchaînés après son char de triomphe. Ô Dieux ! est-il possible qu'il se trouve des vainqueurs assez inhumains pour cela ! Est-il possible qu'il se trouve des rois vaincus assez lâches, pour endurer une si cruelle chose? Oui, sans doute, et trop d'exemples de cette sorte ont fait connaître, que tous les princes ne sont pas généreux. Cependant il est certain que des fers et des couronnes, des sceptres et des chaînes sont des choses que l'on ne devrait jamais voir ensemble. Un char traîné par des éléphants ne devrait point être suivi par des rois, et des rois attachés comme des criminels, à qui on ne laisse les marques de la royauté que pour marquer leur honte et la gloire de leur vainqueur. Mais quelle gloire peut avoir celui qui triomphe de cette sorte ? Car si ceux qu'il a vaincus sont des lâches, - comme il y a grande apparence puisqu'ils vivent -, ce n'est pas un juste sujet de vanité que de les avoir surmontés. Que si ces infortunés ont témoigné du coeur en leur défaite, il y a beaucoup d'inhumanité à celui qui traite de cette sorte,des princes qui n'ont fait autre chose que défendre leur couronne, leurs pays, leurs femmes, leurs enfants, leurs sujets et leurs dieux domestiques. Que si, pour la gloire de leurs vainqueurs et pour le plaisir du peuple, ils voulaient des triomphes, il leur eût été plus glorieux de faire porter les armes des ennemis qu'ils avaient tués de leur main, que de se faire suivre par des rois qu'ils n'ont pas combattus. Des chars tout remplis d'armes rompues, de boucliers, de dards, de javelines et d'enseignes prises sur leurs adversaires seraient un spectacle moins funeste et plus agréable aux yeux du peuple. Mais dieux est-il possible que des rois soient destinés à une chose si infâme ? que ce même peuple, à qui on donne pour divertissement des combats de gladiateurs et de bêtes sauvages, soit encore la cause de cette funeste cérémonie ? et qu'il tire ses plaisirs de la honte et de l'infortune des rois ? qu'il faille que ceux qui trouvent de la volupté à voir s'entre-tuer, par une brutalité horrible, quatre mille hommes en un même jour et qui trouvent leur félicité à voir entredévorer des tigres et des lions, est-il possible - dis-je - que ce soit pour ce même peuple que l'on traîne des rois accablés de fers ? Pour moi, mon cher Massinissa, je trouve quelque chose de si étrange à cette sorte de triomphe que je doute s’il est plus honteux aux vaincus qu'aux victorieux et, en mon particulier, je sais bien que je ne serai ni l'un ni l'autre. Jugez donc, mon cher Massinissa, si une personne qui ne voudrait pas entrer à Rome dans un char de triomphe suivi de cent rois enchaînés, pourrait se résoudre à suivre, avec des fers, celui de l'orgueilleux Scipion. Non, Sophonisbe a l’âme trop grande pour cela. Quand je ne serais que carthaginoise, je n'en serais pas capable; quand je ne serais que fille d'Asdrubal, je ne m'y résoudrais jamais; quand je ne serais que femme de l'infortuné Syphax, c'est une faiblesse qui ne me viendrait point en l’âme; et quand je ne serais que l'esclave de l'illustre Massinissa, je ne suivrais pas un autre vainqueur. Mais étant tout à la fois carthaginoise, fille d'Asdrubal, femme de Syphax et de Massinissa, et reine de deux grands royaumes, que Scipion ne s'attende pas de triompher de Sophonisbe. Non, généreux Massinissa, quand les chaînes, que l'on me donnerait seraient de diamant, que tous mes fers brilleraient d'or et de pierreries et que l'on m'assurerait de me faire remonter sur le trône aussitôt qu'on m'aurait détaché du char de triomphe, je choisirais la mort au préjudice de la royauté, et si ma main avait porté des fers, je ne la tiendrais plus digne de porter un sceptre. Enfin, j'ai une aversion si forte pour la servitude et pour l'esclavage, et mon âme est si délicate en cette matière, que si je pensais que Scipion dût faire porter mon portrait en triomphe, je vous prierais de faire périr tous les peintres de Numidie. Mais non, je me repens de ce sentiment, car si l'insensible Scipion fait porter mon image en entrant à Rome, il publiera plutôt ma gloire que la sienne. On verra que j'aurai su mourir car je n'aurai pu vivre davantage avec honneur et que le courage d'une femme aura été encore plus grand que la vanité romaine. Je ne doute point, généreux Massinisse, si vous ne vous opposez pas fortement à la sévérité de Scipion, que vous ne soyez contraint de me donner la mort, pour vous acquitter de votre promesse car, outre l'intérêt public, il a encore le sien particulier. Il se souvient que son père et son oncle sont autrefois morts en Afrique. Il me regarde comme une victime propre à apaiser leurs mânes, et joignant ensemble dans son cœur la gloire de Rome et sa vengeance, il n'est pas croyable que la fille d'Asdrubal obtienne sa liberté. Il me semble pourtant, généreux Massinisse, qu'il sera bien injuste si dans le même jour que vous reprenez la couronne de Numidie et que l'on attache votre femme à un char de triomphe. C'est, ce me semble, vous faire tout à la fois et roi et esclave, puisque s'il est vrai - comme vous me l'avez dit- que ma misère et mes larmes, jointes au peu de beauté que j'ai, aient touché votre âme et vous aient forcé de m'aimer autant que vous-même, ce serait triompher de vous aussi bien que de moi. Songez bien, Massinissa, si vous pourriez être mon spectateur en cette journée et, si vous ne me croiriez pas indigne de l'honneur que vous m'avez fait de m'épouser; si je serais capable de vous faire cette honte ? Mais ne craignez pas que je vous expose à une semblable douleur: si Scipion est inexorable et que vous teniez la parole que vous m'avez donnée, ma mort justifiera le choix que vous avez fait. Néanmoins, auparavant que d'avoir recours à cet extrême remède, faites tout ce que vous pourrez pour toucher le cœur de cet insensible. Dites-lui que je ne me suis rendue qu'à vous; que de tant de butin que votre valeur a acquis au peuple romain, vous ne lui demandez qu'une seule esclave; que si son injustice veut vous obliger à lui remettre entre les mains, comme si vous étiez le moindre soldat de ses légions, dites-lui lors que cette esclave est votre femme, qu'on ne peut triompher d'elle sans triompher de vous, et que le sang que vous avez répandu pour le service de la République mérite qu'on vous accorde la permission de la laisser vivre en liberté. Représentez-lui que vous l'avez trouvée dans votre royaume, dans votre palais et dans votre trône; que c'est raisonnablement à vous qu'elle appartient et qu'on ne vous la peut ôter sans injustice. Si de si puissantes raisons ne le touchent pas, priez-le avec tendresse. Mais enfin si vous ne le pouvez fléchir, souvenez-vous de votre parole et ne manquez pas de me la tenir. Je vois bien dans vos yeux, mon cher Massinissa, que vous aurez peine à me faire un si funeste présent; je vois bien -dis-je- que vous aurez peine à envoyer du poison à la même personne à qui vous avez donné un diadème, votre cœur et la liberté. Je connais bien que c'est un rigoureux sentiment et qu'il vous sera bien dur de voir que les mêmes torches, qui ont éclairé mes noces éclaireront mes funérailles et que cette même main, que vous m'avez donnée, pour gage de votre foi, sera celle qui m'ouvrira le tombeau. Mais enfin toutes ces choses vous seront encore plus supportables, - si vous êtes généreux comme je le crois - que de me voir enchaînée. Ceux qui disent que la véritable générosité consiste à souffrir les funestes événements avec constance, et que quitter la vie pour éviter le malheur c'est, selon leurs sens, céder la victoire à la fortune, ces gens -dis-je- ne savent pas ce que c'est la véritable gloire des princes. Ce sentiment est bon pour des philosophes et non pour des rois, dont toutes les actions doivent être de grands exemples de courage. Que s'il m'est permis de quitter la vie -comme je n'en doute point- il faut sans doute que ce soit pour éviter la honte d'être menée en triomphe. C’est un grand malheur à un roi que ses sujets se révoltent. Mais si lors, il songeait à quitter la vie, je l’estimerais lâche parce qu'il peut encore les combattre et les châtier. C'est une grande infortune à un prince que d’avoir perdu une bataille, mais comme on voit assez souvent que ceux qui sont vaincus aujourd’hui seront demain victorieux, il faut se tenir ferme et ne s’abandonner pas au désespoir. Enfin, tous les malheurs qui peuvent avoir un remède honorable ne doivent point nous porter à avoir recours au tombeau. Mais lorsqu’après avoir perdu toutes choses il ne reste plus rien à notre choix que des chaînes ou la mort, il faut rompre les liens qui nous attachent à la vie pour éviter ceux de la servitude. Voilà, mon cher Massinisse, tout ce que j’avais à vous dire: souvenez-vous en, je vous en conjure, et n’écoutez pas tant ce que vous dira Scipion que vous ne vous souveniez de votre promesse et du discours que je viens de faire. Il est – si je ne me trompe_ si juste et si raisonnable que vous ne sauriez le désapprouver. Allez donc, mon cher et bien aimé Massinisse, allez combattre pour ma liberté et pou votre gloire contre l’insensible Scipion. Demandez-lui de grâce si, après ne pas avoir voulu regarder les belles prisonnières qu’il a faites dans ses nouvelles conquêtes, il voudrait voir attachée à son char une femme de qui les regards ont pu vaincre Massinisse. Qu’il craigne que je ne fusse son vainqueur en voulant être le mien et que du moins cette vertu austère dont il fait profession serve à l’empêcher de vouloir triompher de moi. Vous voyez bien, mon cher Massinisse, que mon âme n’est pas troublée et que je vous parle avec beaucoup de tranquillité. Aussi vous puis-je assurer qu'en l’état où je me trouve je ne regrette rien que d’être contrainte de m’éloigner sitôt de vous. C’est sans doute la seule chose qui peut encore toucher mon esprit, car, après avoir vu mon pays désolé, Siphax prisonnier, la couronne tombée de dessus la tête et, ce qui est encore le pire, Sophonisbe prête d’être captive de Scipion; après – dis-je- toutes ces choses le tombeau me serait un asile et un lieu de repos si j’y pouvais entrer sans vous abandonner. Mais j’ai cette consolation dans mon infortune, qu’ayant toujours eu une haine irréconciliable pour la tyrannie des romains, j’ai du moins cet avantage de n’avoir été captive que d’un numide et de ne l’avoir pas été d’un romain; mais d’un numide encore qui est mon mari et mon libérateur et dont je n’ai pas plutôt été esclave que j’ai été maîtresse absolue de son âme. Allez donc, mon cher Massinisse, et ne manquez pas de tenir votre parole à l’infortunée Sophonisbe qui attendra avec beaucoup d’impatience la liberté ou le poison.



EFFET DE CETTE HARANGUE

Cette belle et déplorable reine obtint ce qu’elle demandait parce que Massinisse n’obtint rien de Scipion. Il lui envoya la mort ne pouvant lui conserver la liberté sans danger. Et ce lâche préféra son intérêt et l’amitié des romains à la vie de cette généreuse personne. J’aurais souffert qu’il l’eût perdue pour conserver sa gloire s’il ne pouvait autrement; mais que le galant homme ait vécu quatre-vingts ans après sa perte et toujours ami des romains c’est ce qui ;m’a mis en colère contre lui toutes les fois que j’ai vu cet événement dans l’histoire. Et c’est encore ce qui me fait taire ici parce que si j’écrivais davantage je lui dirais des injures. Plains Sophonisbe avec moi, mon cher lecteur, et puisque je tâche de te divertir, aie au moins la complaisance de ne pas approuver l’action de l’insensible et trop sage Massinisse.

 

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