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La Curée. Mai 68 selon Régis Debray

Valerio CORDINER


Résumé

Vivre des événements, évoluer à leur intérieur, ne veut pas dire nécessairement les comprendre. Et ce, à plus forte raison quand les événements en question sont autant complexes, confus et controversés que Mai 68. L’éloignement forcé de leur lieu de production et la décennie de distance qui sépare les faits de leur analyse ont donc aidé Régis Debray à tirer au clair la signification historique des émeutes parisiennes de manière bien plus convaincante et objective que nul autre témoin de l’époque. Relire la « Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire » (1978), quarante ans après sa publication et à la lumière des transformations matérielles et culturelles de la France contemporaine, permet non seulement d’en apprécier la puissance visionnaire, mais encore de rendre justice à l’intellectuel d’envergure et au militant intègre qui en fut l’auteur.

Abstract

Experiencing events and developing through them does not necessarily go along with understanding them. All the more so when events themselves are controversial and escape easy definitions, like those of May 1968. A material and chronological distance from them has allowed Régis Debray to understand the historical significance of Parisian riots much more thoroughly than contemporary witnesses. Going back to “Modeste contribution aux discours et cérémonies officielles du dixième anniversaire” (1978) 40 years after its publication, and in light of the material as well as cultural transformations of contemporary France, enables us not only to duly appreciate their visionary force, but also to do justice to their author, a rigorous intellectual and a dedicated militant.

	 
  

« C’est que la Liberté n’est pas une comtesse
Du noble faubourg Saint-Germain […] »
A. Barbier, La Curée1

Six mois après les commémorations d’Octobre, le temps est venu des célébrations de Mai. Deux spectres jumeaux hantent l’Europe, en se donnant le bras. Pourtant, si le premier fait encore peur malgré les exorcismes qu’il a subis, le second est évoqué dans les tables tournantes des hôtels de luxe. Refoulé dans la nuit le fantôme bolchevique, avec son grincement de chaînes et ses flaques de sang, les rêveurs de Paris battent encore le pavé… et la cire des salons, héros encensés d’une histoire considérable, mais non pas décisive, muée au cinéma en sujet de mélo, afin de pourvoir le régime post-idéologique d’un métarécit légitimant sa vacuité2.

La déliquescence est aujourd’hui flagrante. Mais dix ans après l’événement, il fallait un Régis Debray pour en pressentir les symptômes3. Son pamphlet de 1978, réédité en 2008 sous le titre de Mai 68 une contre-révolution réussie4, n’a rien perdu de son mordant, car le temps écoulé depuis lors a mis le sceau de la vérité sur ce texte pénétrant et plein de brio. De retour en 71 après six ans d’éloignement forcé, le militant tiers-mondiste constata à sa grande surprise que d’énormes changements s’étaient produits en France pendant son absence (Mai : 12). Ce qui l’étonna davantage, ce fut le consensus qui entre-temps s’était fait autour de 68 ; et surtout à droite, une droite étant sortie de cette épreuve majeure sensiblement rajeunie, plus forte et attrayante. Commémoré lors de son dixième anniversaire5, 68 s’était vu convertir par la droite française en « mythe fondateur » alternatif à 89 (Mai : 18), quitte à devenir, au prix d’une rhétorique simpliste, le « paradigme de légitimation » de tout le bloc occidental (Mai : 19).

Puisque la vérité n’existe en général qu’en tant que « vérité devenue » (Mai : 120) et qu’en l’espèce la réalité de 78 s’était constituée comme antithèse des rêves de 68, Debray se décida à étudier le phénomène à partir de son issue : « la nouvelle société bourgeoise » (Mai : 18) qu’il avait portée sur les fonts baptismaux. En fait, pour s’en tenir aux données objectives, le positif de Mai avait été la lutte engagée contre la bourgeoisie – son idéologie retardataire et sa politique essoufflée – mais pour qu’elle accepte, à son corps défendant, de « satisfaire ses propres intérêts » (Mai : 26). Aussi le génie du monde avait-il voulu que les chemins de l’ordre passent, une fois de plus, à travers la révolte. Une révolte, que celle-ci, à idées sublimes et vaporeuses comme des parfums, qui lui avaient permis de se passer de théories – les révolutionnaires en l’occurrence (Mai : 70-71) – et, au bout du compte, de rendre obsolètes ces mêmes théories – combien moins gaies que l’anarchie ! – pour qu’à leur place s’installe confortablement le nouvel ordre capitaliste sans autres rivaux.

En bref, il fallait sortir le bouchon et l’on sabra la bouteille. Mieux encore, on confia cette tâche à des agents irréfléchis, dont l’adresse impayable consista littéralement dans le fait d’accomplir toute chose à contresens, et bien sûr à l’inverse de leurs propres intentions… Pour que l’on arrive à la privatisation du domaine politique par la politisation de la sphère privée, à l’inégalité manifeste par l’envie de justice et à un état complet de servitude par le déchaînement de la licence (Mai : 121).

Que l’interdit d’interdire n’eût profité qu’au Capital et à sa faim omnivore, ce fut là une revanche singulière de la rationalité historique, ayant su faire de la déraison son adjuvante la plus assidue, l’accoucheuse affairée jour et nuit au chevet de la surdétermination (Mai : 23). La logique et l’utilité de 68, autant dire sa méthode d’emploi de la part et au bénéfice du néolibéralisme (Mai : 79), n’auraient pu se manifester de manière plus nette et plus élémentaire. Parce que l’enseignement universitaire ne rapportait plus au système en termes de formation des cadres, c’est bien là que la subversion s’attaqua la première, et avec des résultats on ne peut plus nuisibles (Mai : 24). Après quoi, d’autres digues ont brutalement sauté, sous la même pression et dans un but identique. Le vieux capitalisme patrimonial entravait l’expansion de celui de l’actionnariat (Mai : 28) ; on s’aperçut alors que la famille était de trop et que l’on en avait marre de sa tutelle jalouse. Disloquée la famille, plus de femmes au foyer, mais bien à corps perdu vers l’usine et les bureaux. Manière pour le féminisme de base de donner un bon coup de main à la féminisation de la main d’œuvre exigée d’en haut. Et il y a bien plus que cela. La productivité du travail s’était accrue grâce aux nouvelles technologies ; le temps libre se découvrit rentable en tant qu’économie des loisirs (Mai : 28). Travailler moins, travailler tous, mais travailler plus dur et plus vite, le faisant aussi – et pour le même patron – au moment de la détente. L’appareil de l’État central s’enlisait dans l’atavisme ; on prêta l’oreille à l’esprit de clocher, qui depuis 93 somnolait en province. Et ce, alors que la dissémination des unités productives prenait la relève du gigantisme industriel, devenu entre-temps gênant et dangereux (Mai : 25). Les cycles du Capital se resserraient ; le plaisir imposa aux journées son impatience. Tant pis pour les projets, privés de l’horizon où se répandre en actes (Mai : 46). La marchandise réclamait de nouveaux débouchés ; on valorisa la différence, et toutes les différences à condition qu’elles multiplient les probabilités de vente. La richesse aspirait à circuler sans plus besoin de protections ; on se prit pour elle à jeter bas toutes les barrières (Mai : 25). Et au nom de la liberté, la libéralisation se fit. Celle des services publics qui donna enfin aux indigents la liberté de ne pas en jouir (Mai : 82). Celle des ondes radio qui permit à la pub de se déverser par vagues (Mai : 83-85), faisant ainsi des slogans de propagande une source d’inspiration pour les campagnes de vente.

Si telle était la réalité de 68, en tant que résultat de son action sur la société française, sa genèse résidait en la situation matérielle de la France des années 60 : i. e. le bouleversement de l’infrastructure – en termes d’industrialisation accélérée et de concentration du capital – qui avait rendu nécessaire ce dépassement des superstructures sociales et institutionnelles, pris en charge providentiellement par les militants de Mai. La lenteur des longues durées, héritées de la IIIe République, s’avérant désormais antiéconomique, la France pépère, humaniste et conservatrice, dans les mœurs, la culture et la défense de ses valeurs, devait être illico remise à l’heure (Mai : 21-22) : à l’heure exacte et frénétique des rythmes du travail aux temps de l’ultralibéralisme. Profitant du soleil printanier qui semblait réchauffer toute l’Europe, on se mit à courir sur les boulevards de Paris, pour fêter tous ensemble – la jeune taupe et le vieux renard – la disparition de la France arriérée, de la grande Nation et du Parti en majuscules (Mai : 59). Levés les tabous jacobins, trêve des soldats citoyens et des puissances de la terre. La restauration fit sa rentrée triomphale dans la ville jadis des Lumières, enveloppée dans le drapeau du combat antitotalitaire (Mai : 114).

Puisque la totalité relève du collectif, et qu’en revanche l’économie misait tout sur le privé, l’individu affranchi se retrouva seul au centre de la scène, avec ses émotions, son expérience et sa soif d’être, vivant dans l’immédiat, sans plus de médiations ni de corps intermédiaires. Sous l’étiquette de fascismes de type nouveau (Mai : 103), et l’ossature organisationnelle de la France d’antan – partis et syndicats – et son support doctrinal – la morale républicaine et la lutte de classe – furent jetées à la voirie et dans les poubelles de l’histoire (Mai : 56-57). Parce que de gauche et parce que de droite, autoritaire donc et terriblement ennuyeuse (Mai : 42), l’idéologie française du patriotisme bourgeois et de l’internationalisme ouvrier fut immolée sur l’autel du génie d’Outre-mer : le cosmopolitisme capitaliste fondé sur l’exploitation en commun du marché mondial (Mai : 58) – en commun, certes, mais pas du tout communautaire. Le sacrifice eut lieu – en effigie, mais dans les cœurs – sur les personnes de Brejnev et de De Gaulle : le premier, parce qu’il bricolait de son mieux pour réparer les désastres du krouchtchévisme ; le second, car derrière son gabarit se profilait la silhouette de Robespierre. Et la gratitude des dieux de la Trilatérale récompensa largement la jeunesse…

Cette jeunesse du pouvoir, avant de se reclasser dans l’appareil technocratique, fit vraiment de son mieux pour se faire remarquer. En permanence sous les feux de la rampe, elle signa des pétitions par dizaines, inutiles à la cause mais profitables à la renommée. Elle mit la révolte en spectacle et l’amour hors les draps, par épanouissement narcissiste, sous prétexte de la foi en l’absolu (Mai : 95). De l’exhibitionnisme au folklore, comme moyen d’intégration dans une voie normalisée, tout se fit par les mass media, qui choisirent et choyèrent dans les rangs de la contestation les candidats naturels pour diriger cette retraite stratégique qui marqua un point d’arrêt au mouvement collectif et un point de départ à des montées individuelles (Mai : 94-95). Si, recyclés comme pseudo savants, les mutins de Nanterre purent se frayer une carrière dans le show-biz et la jet-society, il avait fallu, outre le culot, qu’en principe 68 ne fut pas une révolution, ni à tout prendre une affaire sérieuse. Pour qu’il n’y ait pas de bouleversement de régime et que la révolte décline en mutation, pour s’avilir en mue, une stratégie inconsciente mais capillaire fut mise en place (Mai : 33-34). On commença par sublimer dans le langage – celui des slogans guerriers et des brûlots incendiaires – une agressivité politique qu’on hésitait à appliquer en craignant de la subir (Mai : 104-105)6. Après quoi, et quand les lèvres étaient encore sales de sang – ou bien était-ce de l’encre ?! –, on en vint à parler, comme réaction salutaire, de paix, d’amour et de concorde civile, pour criminaliser un terrorisme minoritaire, en en légitimant la répression de masse (Mai : 110-112).

Ce qui est plus grave en cette dérive de 68, qui en a fait objectivement un facteur d’autorégulation de la machine capitaliste et donc un ingrédient primaire de la consolidation de l’hégémonie bourgeoise, c’est qu’elle n’était pas inédite, ni imprévisible non plus. En effet, tout ce qui eut lieu en France, on l’avait déjà vécu ailleurs et récemment : dans la tanière du tigre, avec une décennie d’avance. Ce modèle enviable de modernité fut approché à reculons, et par la voie détournée qu’avait prise Colomb quatre siècles auparavant. Il fallut ainsi se rêver Chinois pour devenir Américains, et s’en remettre au Grand Timonier pour traverser à toute allure l’Atlantique (Mai : 51-53). Ce qui, à la lettre, ne fut même pas une trahison, mais bien une fidélité prémonitoire, car Mao à son tour s’apprêtait à une virevolte semblable, par zèle antisoviétique, méconnaissance d’Hegel et une bonne dose de finasserie marchande. Las de marmonner leur bréviaire rouge, les moins cons des Suisses pro-chinois importèrent du Grand Large une compile de rengaines à la mode : l’émancipation de la femme, la défense de l’environnement, le droit à la différence, la reconnaissance des minorités, les aspirations autogestionnaires, etc. (Mai : 67-69). Ils y apprirent notamment – et ce fut pour eux une leçon définitive – que le libéralisme en économie ne s’accompagnait plus du conservatisme social. Tout au contraire, vu que le Capital est par essence anarchiste, sauvage, inculte, chemineau et fornicateur, et qu’il l’est à tel point que rien ne peut plus l’arrêter dans sa course folle, « même si tous les archéos du monde, tous les gaullistes et communistes de France se donn[ai]ent la main pour [lui] faire barrage » (Mai : 86).

Cette divine surprise sur les goûts de l’Ennemi, accompagnée de la découverte de son attachement sincère pour les droits de l’homme (Mai : 121-122) – ceux de l’homme blanc et riche, cela va sans dire – acheva de sceller la clandestine histoire d’amour entre la nièce de Marianne et le taureau de Wall Street, dont il nous reste en héritage cette Françamérique, libérale et libertaire, à plus d’un titre monstrueuse et quand même non française. À celle-ci est consacrée la postface éclairante que Debray ajouta, trente ans après sa sortie presque en sourdine, à son génial de profundis des espérances de Mai. Les fameux événements y sont reconduits à une entreprise astucieuse – la énième d’ailleurs – de fabrication du consensus à travers la révolte (Mai : 11). L’issue de cette alchimie savante a été, à son avis, la démocratie d’opinion stablement installée, entre Matignon et l’Elysée, avec la Bourse pour centre et Manhattan comme phare. Par elle, l’heureuse libération sociétale que réclamaient les contestataires s’est enfin réalisée sous forme d’une libéralisation massive du Welfare et des pouvoirs publics. De l’efflorescence des envies individuelles à la privatisation tous azimuts il y eut une cohérence subtile mais continue : la libido, principe destructeur des solidarités sociales qui raya de la devise républicaine tout autre terme limitant la liberté, celle de faire du profit et de le faire par autrui (Mai : 10). Polluée sans arrêt par l’amour fou du fric, de la bringue et du renom, la France peu à peu perdit de son sérieux. Les âmes vénérables de Péguy et de Michelet s’évaporèrent à midi sur les grils de MacDo et leur fumet s’envola vers le ciel des idées mortes (Mai : 12). L’avant-garde française, ayant grimpé d’un bond sur le wagon de queue du convoi américain (Mai : 13), partit allègrement vers la grande frontière qui sépare le business de la civilisation. Le présent liquide se dilua dans l’Océan et tout devint possible, faute de limites. Aussi est-il qu’au terme de ce trajet, le long duquel tout le lest national populaire avait été balancé dans le vide, se trouva enfin l’homme prédestiné à mener le troupeau vers la terre promise. Non pas un grand homme, car la grandeur elle aussi est par trop démodée, mais une espèce de nabot en tout point à la mesure de la France minuscule à l’ère néolibérale : le mari de Carla, français par vantardise, mais fils légitime de la révolution mentale qui l’a fait président contre le moindre bon sens (Mai : 11).

En conclusion de cet exposé sommaire et un peu désinvolte du chef-d’œuvre de Debray7, j’affirme sans peine que l’analyse était exacte, et d’une remarquable justesse, en expliquant 68 comme un moyen de parvenir. Par une adresse de l’histoire, au bénéfice de la nouvelle incarnation du Capital. À titre individuel, pour des arrivistes sans scrupules, se ruant en meute – à la curée de Mai – sur les cuvettes dorées des mandarins déchus8. Fringants, doctoraux, sensibles et humanitaires, les anciens de la Garde rouge, reconvertis pour l’occasion en chiens de garde du Pentagone, se prodiguèrent à qui mieux mieux sur le devant de la scène, au nom de la démocratie, pourboire compris. Vieilles filles rangées et aventuriers grisonnants, le mérite leur revint d’avoir charrié les foules de la fête foraine au Forum des Halles. Autant dire : du mouvement social à la mobilité des biens, pour faire du vieux Paris l’Eldorado des hommes libres, du libertinage et de la grande bouffe, de la cuite à l’hypermarché et des chatouillis à la Fnac, le non-lieu scintillant9 de Das Finanz-Kapital avec la crise en bande sonore. Et tout pour la tripe ! et par le tripotage !

Après avoir louée la clairvoyance de l’exégète, je m’autorise de sa largeur de vues pour greffer à sa thèse quelques apostilles. En effet, s’il est prouvé que c’est à un rythme de swing que fut menée à bien la partie carrée où la jeunesse en couple avec l’Oncle Sam eut enfin le dessus sur les deux Maurice (le Barrès et le Thorez) et de leur France d’antan à vaincre accoutumée, pourquoi reculer devant l’hypothèse, certes, audacieuse, mais non invraisemblable, d’un chef d’orchestre étranger ayant ouvert et fermé les danses selon son bon plaisir ? Depuis 1945, on l’a vu se passer un peu partout ; d’habitude au printemps, saison comme nulle autre infernale. Cela dit à l’adresse des fleuristes, pourquoi pas en France, et 68 comme covert action10, répondant coup sur coup au voyage de De Gaulle à Moscou en juin 66 (et quatre mois auparavant au retrait de la France de l’OTAN)11 ? Pourquoi pas, disais-je, quand à l’épreuve des faits, c’est bien contre le Parti et contre le Patriarche que la lutte fut engagée presque à titre exclusif ?

Si celle-ci n’est qu’une conjecture (voire du Marcellin à rebrousse-poil), il est par contre avéré que 68 avait eu 56 et 60 comme ses sinistres préludes, quand la base du Parti n’avait pas suivi les clercs ni dans le désaveu de l’intervention en Hongrie, ni dans le soutien au moudjahiddines de l’ALN, en choisissant, une fois, la stabilité contre l’aventure, en préférant, l’autre, la paix au menu aux bombes à la carte12. Fut-ce à tort ou à raison, par pragmatisme ou par lucidité, ce double déni opposé par les masses à la gauche critique amena peu à peu au divorce de l’esprit avec la matière ; d’où, la fausse conscience, la logorrhée extrémiste et le délire paranoïde des visionnaires de Mai. Il n’est pas moins vrai que 1968 eut 1989 comme son achèvement, bicentenaire hargneux du “renégationnisme” de gauche et aube funèbre de l’ère néo-esclavagiste – les ruines du Mur tombant sur nos dos, pour que l’on grave dans sa tête que l’idée de bonheur n’est chez nous plus de mise. Chez nous, en l’Europe unie par les banques et par la lutte finale contre les vieux partis et leurs idées surannées, pour que la politique, comme il en fut déjà pour l’Allemagne des années Trente, laisse la place toute libre à la seule domination de l’instance économique13.

Finalement, dix ans après la réédition de ce bouquin au bas mot prophétique, on est à même de mesurer, avec plus de détails suite à leur aggravation, l’étendue des dégâts provoqués par Mai. Ce que Régis Debray n’avait alors pu voir, c’est la fin par consomption d’un monde à regretter, où la France a eu son rôle et qui a plusieurs égards fut bel et bien la France, avec Paris pour capitale, Paris à intervalles couvert de barricades de 1588 à 1968, Paris qui n’est plus dans la ville cosmopolite, mi-triste mi-goguenarde, qui s’affuble de son nom, le ventre de la bourse y ayant bouffé Gavroche, tandis que les Lumières s’éteignent dans les dark rooms. Et en lieu et place de ce chronotope vieillot, mais combien mobilisateur !, le temps moderne a intronisé l’escroquerie planétaire du consensus en réseau, des social forums pour l’utile privé et de blogs militants bourrés de pub, quand Amazon ravive les chantiers de la jeunesse et un milliardaire chevelu twitte un Mein Kampf par jour.

Sous les pavés, non pas la plage, mais les piliers du nouveau monde soi-disant libre : la participation, l’hédonisme, et la laïcité. À savoir : les intérêts des sociétés par actions se cachant par civilité sous l’activisme de la société civile, pour que les partis politiques n’aient plus de raison d’être, ni de moyen d’entraver la tyrannie de l’argent ; le droit de jouir et le plaisir à sermonner des bergères souverainistes et des précieux ridicules, maudissant l’Islam et la pègre banlieusarde, qu’ils pratiquent pourtant en catimini ; la laïcité licite, dernier rempart contre les Barbares, de montrer les cuisses et ce qu’on a de mieux, à la mer, à l’école et partout ailleurs, comme mesure courageuse de salut public. Et au premier rang de la mascarade, les vieux Sybarites et les jeunes Alcibiade qui gouvernent la terre... Y compris la France, en marche vers l’abîme derrière la flûte du damoiseau14, candidat providentiel de la défense républicaine à la tête d’un parti-entreprise qui porte ses initiales, leader plutôt de centre que de centre-gauche et carrément de droite sur les grands dossiers, anti-américain mais par fidélité atlantiste, européen trans-frontalier15 pour laisser faire au Capital, et ne rien lui défendre, surtout pas l’exploitation, libertaire, réformateur et internationaliste, par foi en l’avenir et par intime conviction, mais uniquement contre le travail, les travailleurs et leurs droits. Tel qu’en somme le fut l’Esprit de 68, par soi, en soi, contre soi et tralala.

Bibliographie

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BARBÉRIS, P., « Préface » à H. de BALZAC, Histoire des Treize, Paris, Le Livre de Poche, 1983, p. 5-15.
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DEBRAY, R., Les rendez-vous manqués : Pour Pierre Goldman, Paris, Seuil, 1975.
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GUILLEBAUD, J.-C., Les années orphelines (1968-1978), Paris, Seuil, 1978.
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WEBER, H., Que reste-t-il de Mai 68 ? Essai sur les interprétations des « Événements », nouvelle édition, Paris, Seuil, 2008 [1998].



Notes

↑ 1 Le titre que j’ai donné à cette étude est un hommage admiratif au poème célèbre que la récupération bourgeoise des Trois Glorieuses inspira à A. Barbier (Cf. A. BARBIER 1854).

↑ 2 Je partage la qualification et le jugement de l’âge inauguré par Mai 68 qui sont proposés dans G. LIPOVETSKY 1983. Voir aussi du même auteur G. LIPOVETSKY 1987.

↑ 3 Si, à droite, R. Aron avait formulé, dès 1968, des critiques ponctuelles à l’encontre des événements et des protagonistes de Mai (R. ARON 1968), il revient à R. Debray le mérite d’avoir – le premier – porté l’attaque de l’aile gauche, en dressant en bonne et due forme ce procès de 68 dont D. Lindemberg à par la suite retracé les étapes majeures dans son étude D. LINDERBERG : 27-33. Un ancien militant trotskiste, reconverti après coup au libéralisme caritatif, a consacré à ce même sujet un volume entier (H. WEBER 2008). La lecture de Debray y est contestée, avec autant d’ingénuité que de mauvaise foi, aux pages 24-27, 45-46, 69 et notamment 87-93.

↑ 4 R. DEBRAY 2008. Dorénavant Mai, cité entre parenthèses dans le texte et suivi de l’indication de la page.

↑ 5 Sur les prouesses, voire les culbutes, dialectiques et dévergondées de ce dixième anniversaire de la honte et du cynisme, un autre témoin lucide a pu épiloguer : « Ce qui nous stupéfie, nous les malheureux penseurs tout terrain, nous les oubliés du décalage horaire, c’est la facilité suave, la grâce légère de ces virages lof pour lof. Paris a changé de cap, d’obsessions et de vocabulaire. Mais ce grand appareillage s’est fait sans beaucoup de grincements ni de larmes véritables. Nous qui revenons, fourbus, de ces dix années baladeuses, trouvons le port d’attache chamboulé. Paris, que nous n’avons guère pris le temps de surveiller de près, sort déjà frais et dispos d’une ahurissante métamorphose idéologique. Et pour un peu, on rirait de notre étonnement. “Quoi ? Vous êtes encore là-bas, traînards !” » (J.-C. GUILLEBAUD 1978 : 14).

↑ 6 Sur la transition manquée de l’arme de la critique à la critique des armes, Debray se réclame, ailleurs, de l’avis raisonnable de Pierre Goldman : « Il prit bêtement au pied de la lettre les oraisons jaculatoires du moment : “La Révolution, scandez-vous ? Chiche ! Où sont les armes, et que va-t-on en faire ?” C’est l’abécé de toute situation de crise : la politique du cours normal devient alors un problème militaire, un rapport de force à trancher par la force des armes, ou par la décision de s’en servir. Que ce réflexe de bon sens ait pu le faire passer pour un “aliéné” auprès des acteurs de Mai en dit long sur le degré d’aliénation desdits acteurs » (R. DEBRAY 1975 : 128).

↑ 7 Pour être sommaire et désinvolte, comme je l’admets volontiers, cette communication n’a pas manqué de recevoir l’approbation de Régis Debray, à qui je l’ai envoyée quelques jours après sa lecture publique. Sa réaction positive, formulée par courriel, date exactement du 21 mai 2018.

↑ 8 J.-C. Guillebaud a décrit avec humour et sagacité les conversions rentables des anciens archiprêtres et vestales de la gauche soixante-huitarde en nouveaux “incroyables” et “merveilleuses” de la droite soixante-dix-huitarde : « Chacun s’empresse aujourd’hui de prendre rang parmi les désabusés de la Révolution, de millésimer preuves et textes à l’appui de sa “prise de conscience” anticommuniste. Nouveau jeu de société pour le printemps 1978 : que celui qui a stigmatisé le premier les massacres “révolutionnaires” du Kampuchéa nous écrive, il a gagné » (G. GUILLEBAUD 1978 : 14). Et encore : « Nous garderons de 1977 quelques blocs-notes à savourer plus tard, quand viendra le temps des ruminations et des coins de feu. Ils décrivent, par le menu, cette migration fabuleuse : la rive gauche tout entière changeant de cap comme un banc de daurades, averties par on ne sait quel tressaillement géologique. Avoir vu cela ! Immense appareillage rempli de frétillements subtils et d’acrobaties de l’échine destinés à donner une apparence d’immobilité » (G. GUILLEBAUD 1978 : 52).

↑ 9 En plus de la référence obligée à Marc Augé, anthropologue savant de l’architecture postmoderne (cf. AUGÉ 1992), le renvoi s’impose aussi aux pages éclairantes que Pierre Bergounioux a consacrées à la déshumanisation du décor métropolitain (cf. BERGOUNIOUX : 29-39).

↑ 10 J’aime rappeler à ce propos la contribution d’hommes de science tels que Noam Chomsky, Howard Zinn et Michael Parenti à la revue CovertAction Quarterly (covertactionquarterly.net), ayant publié – de 1973 à 2005 et sous différents titres à cause de la censure d’État – de nombreux dossiers probants sur les activités clandestines menées par les Agences d’espionnage américaines dans le monde entier, et notamment à l’intérieur de l’ultra-gauche, Khmers rouges compris. Dans un tout autre domaine, celui de l’analyse des textes littéraires, Pierre Barbéris – à mon sens, le plus grand critique français du XXe siècle – a donné une explication décisive de la fameuse théorie du complot, étant à la fois l’objet des élucubrations des nigauds et des plaisanteries des demi-savants. J’en reproduis un long passage qui, pour se référer à la balzacienne Histoire des Treize, ne colle pas moins bien à notre propos : « L’Histoire contemporaine et (déjà) son envers s’explique par les menées d’une société secrète, par une entreprise, par des convergences organisées. Mais quelle société secrète ? Quelle entreprise ? Il s’agit de s’entendre. Le complot et la thèse du complot, des meneurs, ont servi, c’est bien connu, au plan d’une certaine historiographie idéaliste, à conjurer l’Histoire profonde, l’Histoire réelle. La main de l’étranger, l’œil de Moscou, la judéo-ploutocratie internationale, le chef d’orchestre invisible : on connaît. Il s’agissait, et souvent encore il s’agit de conjurer l’histoire des structures et des nécessités. […] Récuser la thèse du complot a donc été salubre, même si, pour restituer l’essentiel à ce qui venait de loin et qui durait, il fallait minimiser la part du génie, du hasard, des entreprises et de la volonté. […] Mais une réaction se dessine aujourd’hui qui bénéficie à l’événement (voir Pierre Nora et Le Retour de l’événement), et qui donc invite à relire le complot, à repenser le complot, pourvu que le complot soit signifiant, pourvu qu’il soit la manifestation et la mise en œuvre de forces profondes que, si l’on ose dire, simplement, il accélère et fait paraître. Ainsi, le complot maçonnique en 1789, le complot orléaniste en 1830, le complot du Treize mai 1958, d’autres sans doute, sont loin, aujourd’hui, de ne plus relever que du mythe et de l’amour qu’on lui porte. Il n’y a pas d’Histoire sans structures, mais il n’y a pas non plus d’Histoire sans coups de pouce, sans interventions d’hommes concrets et contingents. Dès lors… Dès lors, Balzac sait bien que, derrière la façade de l’Histoire selon l’idéologie libérale, selon la philosophie de l’Histoire, selon l’idéalisme dominant, il y a un complot permanent, des gens qui s’entendent pour révolutionner, mais surtout pour conserver le fruit de leur révolutionnement. Derrière la version officielle d’une logique de l’histoire, se faufile l’image de quelques donneurs de coups de pouce. Retour en arrière ? Non, conscience » (P. BARBÉRIS 1983 : 9-11).

↑ 11 Ce n’est probablement qu’une coïncidence. Toutefois, il est bien de se souvenir que du 14 au 18 mai, c’-à-d. quand la “grève générale sauvage” a été lancée, Charles de Gaulle se trouvait en Roumanie pour une visite officielle, qui d’ailleurs fut très cordiale, à Nicolae Ceauşescu (cf. S. STOLOJAN 1991).

↑ 12 À ce sujet, je conseille vivement la lecture des actes de colloque réunis dans le volume Le Parti communiste français 2007.

↑ 13 K. Polanyi affirme à juste titre qu’« on peut décrire la solution fasciste à l’impasse où s’était mis le capitalisme libéral comme une réforme de l’économie de marché au prix de l’extirpation de toutes les institutions démocratiques » (POLANYI 1983 : 305). Mai 68 ne serait donc qu’une variante soft de ce même processus d’élimination de la sphère politique au profit du Capital. Il en est de même pour l’opération “Mani pulite”, déclenchée en Italie vingt-cinq ans après.

↑ 14 À l’événement Macron, qui est plutôt une étape de civilisation qu’une transition politique, Debray a consacré une étude superbe (R. DEBRAY 2017), où il explique, de manière convaincante, ce phénomène récent comme l’issue institutionnelle de cette mutation souterraine de la France, l’ayant éloignée de ses origines catholiques et de sa conscience républicaine pour l’assimiler au modèle ultralibéral – américain, en principe, et par la suite global – qui se fonde sur l’éthique néo-protestante du profit et de la transparence.

↑ 15 La question des frontières, qui est maintenant au centre des disputes misérables entre les gouvernements français et italien, a inspiré à Régis Debray des considérations bien plus profondes et pertinentes. Cf. R. DEBRAY 2010.

Pour citer cet article :

Valerio CORDINER, La Curée. Mai 68 selon Régis Debray, L’imaginaire de Mai 68 dans la littérature contemporaine, Publifarum, n. 34, pubblicato il 00/00/2020, consultato il 18/04/2024, url: http://www.farum.it/publifarum/ezine_articles.php?id=476

 

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