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Une « impatience de plumes vers l’idée » : la métaphore chez Stéphane Mallarmé

Federica LOCATELLI



Résumé

En parcourant les principales études qu’ont été consacrées à la métaphore sous la plume de Stéphane Mallarmé, nous nous proposons d’en dégager ici le fonctionnement dans son contexte spécifique, qui en fait « un instrument direct d’idée ». Comme le montre le célèbre Billet adressé à l’ami peintre, James Whistler, la métaphore-danseuse, avec son « tourbillon de mousseline », animée par sa « fureur éparses en écumes », absorbe les vers dans un mouvement frénétique et élégant, s’élançant vers un espace autre : celui de la notion pure.

Abstract

After a brief survey of the main studies dealing with the figure of metaphor in Mallarmé’s poetry, the article analyses the way metaphor works in context, becoming what Mallarmé defines “un instrument direct d’idée”. The poet states the function and role of metaphor in the famous Billet to James Whistler, where the metaphor-dancer, with her “tourbillon de mousseline” and animated by her “fureur éparses en écumes”, literally carries away the verse into a frenzied and elegant movement towards a further space, the space of pure Idea.

1. Le « tourbillon » : du vent à la danse

Autour des années quatre-vingt-dix, l’amitié entre Stéphane Mallarmé et le peintre américain James Whistler, se renforce, devenant à la fois une communion d’esprit et une recherche solidaire du langage de l’art. Dès 1888, le poète décide de traduire le texte d’une conférence prononcée par l’artiste à Londres, à dix heures du soir, d’où le titre Ten o’ clock : une entreprise qui s’avère complexe et qui requiert l’aide d’ « un jeune homme qui tiendra la plume » : ce sera Francis Vielé-Griffin, l’un des premiers traducteurs de Walt Whitman en France avec Jules Laforgue. En 1898, l’« histoire de cette grande amitié » est couronnée par la publication du célèbre Billet à Whistler, en réponse à la demande du peintre qui souhaitait un sonnet ou « deux mots de sympathie ou d’approbation » pour la revue The Whirlwind, « excentrique, originale et indiscrète », « envers qui Whistler fut princier »1.

Par la Bibliographie de 1898, publiée après la mort de l'écrivain, nous connaissons la raison inhérente au texte, expliquée par Mallarmé lui-même, à savoir un commentaire poétique du titre du journal défendu par l’ami, The Whirlwind. Plus exactement, nous y voyons une « péri-para-phrase » de l’essence du substantif, qui en français signifie « tourbillon », dont l’expression empruntée à Michel Deguy suggère une conception originale du texte poétique : un mouvement de phrases « autour de » (du grec peri, « le long de », et para, « à côté de ») et ciblant la signification2 ; si la définition littérale du substantif nous informe qu’il s’agit d’un mouvement soudain, circulaire ou hélicoïdal de l’air, la « péri-para-phrase », qui est le poème même, s’efforce de redéfinir le sémantisme du mot, en dégageant une « nouvelle référence».  Le « tourbillon » serait ainsi le foyer des deux isotopies-clés de l’imaginaire littéraire de Stéphane Mallarmé, la légèreté de la matière et le mouvement foudroyant, mais surtout le fondement de la figure qui structure sa conception de la Poésie et lui donne forme : la métaphore.

La structure du poème entier relève d’ailleurs du fonctionnement tropologique, d’un point de vue tant linguistique que rhétorique : si, suivant l’étymologie grecque, « transporter » vient de metà (« d’un lieu à un autre » ) et de phérô (« porter ») - la métaphore se définit comme un trope de translocation, déplaçant la flèche sémantique à l’extérieur de l’espace conceptuel d’un mot donné3 ; ainsi, le Billet à Whistler apparaît comme une transposition de la signification littérale du mot « tourbillon » vers la dimension autre d’une nouvelle référence, celle de la « danseuse » ou de la poésie métaphorique :

Pas les rafales à propos
De rien comme occuper la rue
Sujette au noir vol de chapeaux ;
Mais une danseuse apparue

Tourbillon de mousseline ou
Fureur éparse en écumes
Que soulève par son genou
Celle même dont nous vécûmes

Pour tout, hormis lui, rebattu
Spirituelle, ivre, immobile
Foudroyer avec le tutu, sans se faire autrement de bile

Sinon rieur que puisse l'air
De sa jupe éventer Whistler.4

Bien évidemment, le poème ci-dessus se veut d’abord un Billet en hommage à l’ami Whistler, dont le nom est placé en rime suivant le modèle parnassien, ainsi qu’une approbation du journalisme encouragé par le peintre, s’éloignant des « rafales à propos de rien » qui circulent dans la rue, c’est-à-dire du simple répertoire quotidien des journaux. Cela étant, une relecture attentive, à la lumière du parcours poétique de l’écrivain, nous révèle qu’il est bien davantage : nous y voyons une proclamation et une application des pouvoirs polysémiques et figuratifs du langage. Le titre de la revue, « tourbillon », est d’abord questionné en ouverture par une négation qui en détruit la signification courante, « vent soufflant dans les rues », et ensuite redéfini par des métaphores, jusqu’à devenir « l’emblème », au sens mallarméen du terme, de la figure elle-même. C’est au fond la stratégie argumentative du Crayonné, à partir de la description de ce que le poète voit dans son fauteuil au Théâtre Eden : la danseuse, la Loïe Fuller absorbant le public dans ses voltiges, s’envole vers l’idée suave d’une danseuse, dégagée de sa matérialité contingente, devenant une synthèse de l’essence du ‘metà phérô’. Il s’ensuit que la danseuse « crayonnée au théâtre » ou tourbillonnante dans le Billet « n’est pas une femme qui danse, pour ces motifs juxtaposés qu’elle n’est pas une femme, mais une métaphore ».

La question est donc de sonder la nature et de dégager le rôle de cet « emblème » (« l'être dansant, jamais qu'emblème point quelqu'un ») qu’est la métaphore-danseuse, à la fois figure jouant son rôle sur la scène de l’univers mallarméen et figure de sa rhétorique. Nous essayerons de dessiner une typologie du trope dans un contexte de création spécifique, en remplaçant une définition théorique univoque, dans la plupart des cas contraignante et insuffisante (qu’il s'agisse de processus substitutif, d’interaction conceptuelle ou de similitude abrégée), par une réflexion de type différentiel5. Comme l’a mis en relief Michele Prandi, ce qui compte dans une analyse ponctuelle, c’est l’attention portée au procès de construction de la figure et à son fonctionnement, grâce à laquelle on arrive à concilier la dimension interprétative de l’exégète avec le questionnement des conditions linguistiques et conceptuelles de sa réalisation6. À l’intérieur du territoire circonscrit de la poétique mallarméenne, d'où l’outil de comparaison a été définitivement exilé, nous voulons ainsi questionner l’emploi ‘obsédant’7 du trope et dessiner les contours de son profil original. En suivant la voie qui nous mène du fait de langage à son au-delà, à savoir la « nouvelle référence » que Paul Ricœur attribue à la « métaphore vive », nous assisterons à la transposition du « tourbillon» lexical, syntaxique, grammatical et finalement rhétorique où voltige la danseuse du Billet à Whistler.

2. La danseuse, ou « l’impatience de plumes vers l’idée »

2.1. Thèmes et lexèmes

D’un point de vue thématique, on remarque aisément qu’à l’intérieur de la variété des sujets mallarméens, certains sont privilégiés par la figure métaphorique, en rapport étroit avec le dynamisme structurel de celle-ci. Nous nous référons aux isotopies du ciel et de l’eau, dans lesquelles la hantise de l’immobilité (le ciel inaccessible ou les eaux paisibles des lacs du Pitre châtié) développe mille dérivations protéiformes. Ce sont, d’une part, les changements de l’eau-miroir (dont le plus célèbre, celui d’Hérodiade, diffuse des reflets de diamant dans tout l’ouvrage) ; les jaillissements de fontaines typiquement symbolistes (le « jet d’eau » de Soupir et de Parenthèse, la « fontaine » d’Hérodiade, le surgissement de la Loïe Fuller, « fontaine intarissable d’elle-même » de Fonds) ; mais aussi l'écume, « bavante » dans La Nuit accablante ou « vierge » dans le Salut) ; la transformation du volume liquide en substance aérienne, la vapeur ou la danse du flocon de neige des Fonds. D’autre part, dans le « ciel errant » (Soupir), il nous est donné d’assister aux métamorphoses des nuages : au début du Phénomène futur, « un ciel pâle, sur le monde qui finit de décrépitude, va peut-être partir avec les nuages » ; mais ceux-ci, « mobile[s] »et « tout vaporeux », évoquent tout aussi bien les toilettes féminines, exaltées très souvent dans la Correspondance ; le « nuage, précieux, flottant sur l'intime gouffre de chaque pensée », ambition du nouveau langage de la suggestion, tel que le décrit Le Mystère dans les lettres, est associé au vent de l’orage dans Solennité (« Le ciel métaphorique qui se propage à l’entour de la foudre du vers ») ; les éclats et la fulgurance évoquées dans la Musique et les lettres se retrouvent aussi dans Lettres et Catholicisme ; et surtout, il faut noter le tourbillon (à la fois adjectif, substantif et verbe dans Tennyson, Fonds et Coup de dés) et le vol d'où dérive la prolifération des formes du mouvement aérien : action et verbe dans l’Après-midi d’un faune, dans les Fonds ou dans le Tombeau, sa connotation privilégiée par Mallarmé est celle de la « voltige », comme dans Rimbaud et dans les textes que nous venons de citer. Il en va de même pour sa synecdoque, l’« aile », telle qu'elle apparaît dans les poèmes dédiés à Poe ou à Rimbaud, et pour sa métonymie, le « plumage» du Hamlet.

Tous ces choix lexicaux, soudés de manière à former une chaîne thématique unitaire, apparaissent comme emblématiques dans les célèbres Divagations, en particulier dans le Crayonné au théâtre, où l'on peut citer : « présence volante et assoupie de gazes, elle apparaît, appelée dans l’air, se soutenir » ; « vol à maints effets chorégraphiques » ; « ailes, oiseaux et départs en l’à-jamais » ; « impatience de plumes vers l’idée » ; « flocon de neige ou soufflé » ; « vols orageux» ; « impulsion fugace en tourbillons »8. Tous ces termes concourent à suggérer la présence éphémère de la danseuse voltigeante. De plus, ils se trouvent condensés dans notre Billet, où la figure féminine coïncide avec la définition sémantique du mot « tourbillon » : la texture du poème fusionne d’ailleurs les champs lexicaux privilégiés par le poète, du vol à l’écume, de la foudre au vent, déclinés le plus souvent en actions et dissous en tant qu’objets concrets au moyen du recours à la métaphore. Comme l’a mis en relief Deborah A. K. Aish, les métaphores mallarméennes sont volontairement suggestives, évoquant des objets réels auxquels le poète ôte toute caractérisation spécifique : il « dit ‘une fleur’ […] il n’insiste ni sur la couleur, ni sur la forme. Il parle d’une ‘aile’, mais on ne sait pas de quel oiseau. […] L’élément concret y sert tout simplement de point de départ »9, pour un « réalisme symbolique » en fuite vers l’idée10.

En effet, le référent ordinaire du titre de la revue de Whistler, le tourbillon aérien, est d’abord nié, « pas les rafales », pour être soudain recréé par le dynamisme poétique, ouvrant la référence vers une dimension autre : « mais une danseuse apparue ». L’apparition presque mystique dévoilée par l’effort poétique est celle d’une figure dansante, dépouillée de toute individualité personnelle (« l’in-individuel […] de l’être dansant », « impersonnel ou fulgurant regard absolu »), devenant l’évidence synecdochique du mouvement tourbillonnant, se propageantdans la fulgurance (« lumineuse à l’éblouissement », « prolongement transparent », « invisible dans le mouvement pur et le silence déplacé par la voltige », « fusion aux nuances véloces »)11 et dans l’agitation de ses vêtements légers et de ses étoffes vaporeuses en vol vers la notion pure (la jupe du Crayonné simule « une impatience de plumes vers l’idée », sa « grâce » est célébrée dans Phénomène futur, les étoffes précieuses sont aussi mentionnées : la soie dans Quelle soie, la mousseline dans les Fonds ou le Billet et la dentelle dans le Mort vivant ou les Conseils sur l’éducation).

2.2. Fondement sémantique

Comme le révèle ce bref aperçu des isotopies lexicales, l’intérêt poétique se concentre dans le processus/mouvement intellectuel et non pas dans l’objet réel en lui-même, dépouillé de toute contingence et de toute individualité. Cette considération n’est pas sans intérêt, car elle nous invite à interroger la perspective herméneutique de l’écrivain face à la réalité. L’analyse du fondement sémantique des métaphores confirme en effet la prédilection de Mallarmé pour le domaine sensoriel, à l’intérieur duquel une différence substantielle sépare les occurrences du trope fondé sur la sensation visuelle, très souvent en combinaison avec la sensation auditive (témoignant d’une passion pour la musique comme pour le silence), de celui dont l’origine sémantique réside dans la sphère du goût, de l’ouïe et surtout du toucher, ce dernier particulièrement négligé. Si La Chevelure de la femme aimée par Charles Baudelaire apparaît comme une profusion de parfums et la source d'un plaisir charnel et tactile (« parfum chargé de nonchaloir», «forêt aromatique», « parfum » sur lequel l’esprit peut nager, « senteurs confondues/ De l'huile de coco, du musc et du goudron», « la gourde/Où [il] hume à longs traits le vin du souvenir»), celle de Méry Laurent n’est décrite que comme l’évidence du mouvement doré d’« un casque guerrier » en fuite (Victorieusement fui). Il s’ensuit que, si la figure métaphorique se fonde de préférence sur le domaine de la vue, la réalité sous le regard du poète n’est que l’apparence d’une gamme d’objets à soumettre au transfert poétique.

À l’intérieur du vaste répertoire des métaphores visuelles, nous voyons se dessiner une physionomie homogène, en rapport étroit avec la fascination du poète envers le trope : le dynamisme inhérent à certains composants du réel, en particulier leur chromatisme et leur extension spatiale, est le plus souvent le point de départ pour le dégagement du processus métaphorique. Les objets sont poétiquement pris en tension ou en départ de « l’ici-bas vers l’ailleurs », en laissant la trace de leur dissolution matérielle dans un rayon de lumière blanche.  Si, dans un univers fait de correspondances sensorielles tel que l’imaginaire baudelairien, « les parfums, les couleurs, les sons se répondent », dans les poèmes de Mallarmé, le chromatisme est très rarement approfondi, exception faite pour l’azur de l’inaccessible et pour la couleur blanche : cette dernière, fusionnée avec l’isotopie de la lumière, du foudroiement à l’éblouissement, apparaît comme le point d’arrivée, ce que l’on parvient à percevoir du mouvement kaléidoscopique de la poésie. De manière similaire, la substance dont l’objet est fait, son étoffe, n’est jamais rendue par un approfondissement sensoriel, mais se dégage en matière frémissante : c’est le cas du « flot de velours » d’Explication, du « tourbillon de mousseline » du Billet ou du « tutu » devenant « une impatience de plumes » de la danseuse du Crayonné :

La tradition, à laquelle plus ou moins obéissent toutes les Toilettes de Bal, je la définis : rendre légère, vaporeuse, aérienne pour cette façon supérieure de marcher qui s’appelle danser, la divinité apparue en leur nuage.12

L’évidence visuelle de la réalité nous apparaît ainsi comme le mécanisme moteur du processus analogique, qui fait de la substance réelle un battement d’aile blanche en vol vers l’idée. « L’impatience » serait proprement l’exigence du mouvement, l’incapacité d’accepter la réalité telle qu’elle est, ce qui fait qu’on ne garde d’elle que l’essence dynamique - « les plumes » et non pas la forme extérieure - livrée en vol vers l’idée. Comme l’a mis en relief Sergio Cigada,

l’acte poétique - appréhension de l’Absolu - consiste précisément à faire en sorte que l’objet transcende sa nature et ses qualités matérielles, se fasse incorporel et abstrait, atteigne une telle indétermination qu’il se rattache à la racine mystérieuse et transcendante qui seule lui permet de subsister.13

La dématérialisation du concret passe proprement par sa métamorphose métaphorique : l’Autre éventail, objet/image de la tension vers la notion pure, délivré du statisme de la main qui le garde, (dans lequel il n’est qu’un « subtil mensonge »), s’envole dans le dynamisme langagier qui en fait « une aile » prête au vol vers le « vertige » de l’idée. Similairement, le Billet concourt à la « presque dissolution » verbale et réelle du « tourbillon » dans la voltige d’écume et de mousseline de la métaphore-danseuse. La question nous semble tourner autour du verbe emblématique qui introduit la danseuse dans le poème à Whistler : « apparaître », dont la valeur polysémique, celle que Jacques Derrida a bien focalisée dans La Dissémination14, nous suggère la double ambition, langagière et intellectuelle, de la métaphore de Stéphane Mallarmé : le dévoilement de l’apparence du réel et l’apparition de la notion pure.

2.3. Conditions grammaticales

Une fois établis le réseau lexical et le champ sémantique, il nous faut maintenant interroger la nature grammaticale des mots structurant la métaphore mallarméenne : encore une fois, dans l’hétérogénéité de la gamme des réalisations, il est possible de dégager un dénominateur commun. Tout d’abord, il faut retenir que la structure et le fonctionnement spécifiques du trope admettent l’ensemble des lexèmes catégorématiques : nous entendons par cela non seulement les formes grammaticales sémantiquement pleines que sont évidemment les substantifs, mais aussi les verbes, les adjectifs et les adverbes. Cette prérogative sépare la métaphore d’autres figures, telles que la métonymie ou la synecdoque, qui n’exploitent que la catégorie nominale, en position référentielle et, plus rarement, en position prédicative15. Cela étant, la tradition rhétorique semble avoir accordé un statut privilégié aux métaphores nominales, sur lesquelles on a fondé le modèle du processus substitutif des tropes. En fait, Aristote dans sa Poétique, définissant la métaphore comme le « transport (epiphorà) à une chose d’un nom qui en désigne une autre (allòtrion onoma) » (20, 57 a), avait déjà mis en question la nature grammaticale de l’élément métaphorique : il se référait au nom (onoma) mais fournissait, à titre explicatif, des figures fondées sur l’élément verbal, ce qui nous amène à entendre le « nom » génériquement comme le « mot » et à voir dans les métaphores à pivot verbal la manifestation la plus réussie de la tension inhérente à la nature de la figure.

Le dynamisme intrinsèque à la figure, aux niveaux linguistique et conceptuel, amène le poète de la Crise de vers à privilégier le verbe, « l’ange du mouvement », comme Baudelaire le définit16, dans la création figurative : il est d’ailleurs la catégorie grammaticale qui s’allie le mieux avec le fonctionnement et l’ontologie même du trope, à savoir « la mise en forme linguistique d’un conflit entre concepts ou entre sphères conceptuelles »17.

Il s’ensuit que l’imaginaire mouvant de Stéphane Mallarmé (le tourbillon frénétique, les changements de la substance aérienne ou aquatique, la fulgurance rayonnante de la lumière) se condense dans la structure des métaphores à pivot verbal, en dessinant un profil tout à fait original de la figure : celui qui paraît dans le « tourbillonner » de la jonchée de regrets dans Tennyson, dans l’« ondoyer de la blancheur » de l’Après-midi d’un faune, dans le « fulminer » du vers de la Musique et les lettres ou dans le « foudroyer du tutu » du Billet. Du modèle ainsi conçu, le poète dérive les formes nominales, telles que le désormais célèbre « tourbillon » ou le « rayonnement » bref de jupe des Ballets, il juxtapose deux substantifs dont l’un évoquerait le mouvement et l’autre désignerait l’objet (comme le « nuage d’un mouchoir » dans la Gazette de la fashion) ; de même, il métamorphose brusquement, dans la suite phrastique, la catégorie verbale en catégorie nominale (comme par exemple dans l’Igitur, « quand les souffles de ses ancêtres veulent souffler la bougie »), jusqu’à faire de la métaphore une sorte de calembour énigmatique et changeant.

L’effort poétique se concentre ainsi dans la tentative de conjuguer le lexique du mouvement et le dynamisme linguistique et conceptuel qui est le propre de la catégorie grammaticale du verbe et de la structure métaphorique. Entraînant des concepts relationnels et pas seulement ponctuels, le verbe agit en effet à la fois sur la classification conceptuelle d’un procès et sur les actants conflictuels de ce procès18 : Mallarmé exploite de préférence la polysémie inhérente au prédicat choisi, en vue de faire surgir une incohérence sémantique entre les actants et l’action à proprement parler, et de laisser volontairement ouvert un conflit conceptuel. Dans la plupart des cas, il s’agit aussi de métaphores « irréversibles », dans lesquelles le verbe, dépassant les frontières conceptuelles bâties par le lexique, devient unique, essentiel, irremplaçable, comme dans « les arbress’ennuient » du Phénomène futur ou dans « La fleurrit aux épis » de Sa fosse est fermée.

Cette configuration spécifique, aux niveaux lexical, sémantique et grammatical, nous amène à questionner le fonctionnement interne de la figure : lorsque nous voyons attribuer à la danseuse le prédicat « foudroyer », avec « le tutu » comme complément de moyen, nous assistons au bouleversement du processus de substitution et de réversibilité de la figure (entre le sujet virtuel cohérent et le sujet actuel) ; lorsque nous voyons mettre en cause le référent généralement admis d’un substantif donné par la nouvelle référence introduite par la métaphore (le tourbillon n’étant pas « les rafales », c’est-à-dire le mouvement du vent, mais « une danseuse ») ou quand la métaphore elle-même surgit comme nouvelle référence (« la danseuse n’est pas une femme qui danse, […] mais une métaphore »)19, nous nous trouvons amenée à interroger le statut de l’identité tautologique et de l’analogie20. Le trope métaphorique sous la plume mallarméenne apparaît ainsi comme l’espace et le lieu propices au dégagement du conflit poétique envers le Sens, dont aucune des différentes stratifications de l’instrument langagier n’est exclue.

2.4. Interaction syntaxique

D’un point de vue syntaxique, la nature de la métaphore admet notamment un éventail assez large de réalisations possibles - même s’il s’agit d’un trope, à savoir d’une figure sémantique, et non pas d’une figure de construction - qui en conditionnent la réussite et la signification. Mallarmé témoigne d’un travail à la fois ponctuel et excentrique sur les options inscrites dans le code, d'un agencement insolite des potentialités figuratives du langage21 : en particulier, des œuvres juvéniles jusqu’au sommet de sa maturité poétique qu'est Un Coup de dés, et dans la vaste gamme des choix stylistiques qui fleurissent sous sa plume, on remarque une exploitation de plus en plus poussée des possibilités offertes par la syntaxe22, dans le but d'aboutir à une fusion parfaite des éléments de l’arrangement syntaxique et à un échange réciproque dans l’expression du sens :

L'œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l'initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés ; ils s'allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la respiration perceptible en l'ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase.23

Concrètement, ce principe de poétique se traduit dans la prédilection pour ces figures de construction qui renforcent dans l’espace de la phrase le surgissement du sens introduit par le transfert métaphorique : il s’agit bien évidemment de figures telles que l’hypallage, évidente dans ce passage de l’Après-midi d’un faune : « Quand, sur l’or glauque de lointaines/ Verdures dédiant leur vigne à des fontaines/ Ondoie une blancheur de l’animal », dans lequel l’attribution du chromatisme à la matière liquide et aux nymphes renforce la métaphore verbale de l’ondoiement, ou dans le vers du Soupir, « Et vers le ciel errant de ton œil angélique », où le dynamisme de l’image métaphorique est amplifié par l’échange des attributs, le participe présent et l’épithète, entre les deux sujets. Ou encore, c’est le cas du zeugma, pour lequel Mallarmé montre une véritable prédilection, à partir de son étymologie même, du grec ancien zeûgma, « joug », « lien », qui suggère son pouvoir d’enchaînement syntaxique, consistant à faire dépendre d'un même mot deux termes disparates qui entretiennent avec lui des rapports différents. En sous-entendant un adjectif ou un verbe déjà exprimé, la figure relève d'une forme d'ellipse, dont la métaphore mallarméenne est l’emblème d’un point de vue tant linguistique que conceptuel : la coopération entre les deux figures paraît évidente dans ces vers du Vierge, « Tout son col secouera cette blanche agonie/ Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie/ Mais non l’horreur du sol où le plumage est pris », dans lesquels Mallarmé exploite le zeugma tant au niveau syntaxique qu’au niveau sémantique, le verbe « secouer » se référant à la métaphore de la neige, « cette blanche agonie », et dilatant sa signification en relation avec « l’horreur du sol ». L’espace serré du vers mallarméen concourt ainsi à faire de la métaphore une force centrifuge répandant son tourbillon au-delà de son espace strict d’action, brisant et recréant les objets dans la syntaxe.

Répondant à la même tension poétique, celle de créer entre les mots bruts « une réciprocité de feux distante ou présentée de biais comme contingence »24, Mallarmé fait de l’ellipse un principe esthétique, comme dans ce passage tiré de la Crise de vers, où l’élimination de toutes les particules superflues (les prépositions et les conjonctions de coordination), la suppression de l’auxiliaire « être », expression du statisme de l’état présent, l’omission du sujet de la phrase incise « y avoir pensé » focalisant ainsi l’attention sur l’action et non pas sur l’agent, l’insertion d’un syntagme dans l’espacement des tirets sans utilisation des connecteurs logiques, le choix de substituer à la hiérarchie syntaxique une ponctuation « qui s’exhale du dedans »25, concourent à montrer l’action soudaine du tourbillon métaphorique, effaçant tous ces éléments qui empêchent le surgissement subit de l’idée :

Chimère, y avoir pensé atteste, au reflet de ses squames, combien le cycle présent, ou quart dernier de siècle, subit quelque éclair absolu - dont l'échevèlement d'ondée à mes carreaux essuie le trouble ruisselant, jusqu'à illuminer ceci - que, plus ou moins, tous les livres, contiennent la fusion de quelques redites comptées: même il n'en serait qu'un - au monde, sa loi - bible comme la simulent des nations.26

Ou encore, le poète manipule la position généralement admise du complément du nom ou de l’adjectif, l’éloignant du substantif approprié afin de propager la transposition métaphorique aux autres éléments de la phrase : ce choix apparaît de manière évidente dans Las de l’amer repos, « Non loin de trois grands cils d’émeraude, roseaux », dans l’Après-midi d’un faune, « Quand sur l’or glauque de lointaines/ Verdures dédiant leur vigne à des fontaines », dans Victorieusement fui, « Excepté qu’un trésor présomptueux de tête/ Verse », où l’on voit aussi la coopération de l’enjambement prolongeant la structure du vers au-delà de son espace graphique. Le Billet à Whistler condense les choix stylistiques privilégiés par l’écrivain : on y assiste à deux transpositions de l’adjectif, situées respectivement au troisième et au cinquième vers : si la première, « sujette au noir vol de chapeaux » n’obtient qu’un effet simplement pittoresque, la seconde, « en fureur éparses en écumes », s’avère bien plus intéressante d’un point de vue interprétatif, suggérant le tourbillon métaphorique dont il est ici question. Comme l’a bien remarqué Carole Tisset, le lecteur

demeure en suspens et attend la fin de la phrase pour obtenir une perception globale, parce que l’énoncé principal est entrecoupé de différents développements, que les groupes syntaxiques [sont] disjoints (tmèse), que l’ordre canonique des mots est bouleversé.27

À côté des figures de construction telles que le zeugma ou l’hypallage, c’est surtout l’apposition, déjà cruciale dans le style rimbaldien28,  qui joue un rôle prépondérant dans la création du « suspens »  dynamique de la phrase de Mallarmé : cet arrangement syntaxique participe fréquemment à la création du trope métaphorique, comme nous le relevons dans Le Pitre châtié ou dans Hérodiade,où les substantifs apposés « Yeux, lacs », « Aurore, plumage héraldique » donnent à voir la métamorphose soudaine du processus métaphorique ; de même, dans Tout orgueil, les « affres du passé nécessaires », apposées, réfèrent à l’abandon et au froid ; dans l’Après-midi d’un faune, le « Syrinx », à la fois instrument musical et déesse, se rapproche de l’apposition « instrument des fuites » par la collision d’une virgule signifiante ; le Billet à Whistler, exemple parfaitement réussi du fondement syntaxique de la métaphore mallarméenne, montre des métaphores appositives séparées par la conjonction de coordination « ou », de manière à indiquer que les deux figures ne sont que les images également valables du dynamisme auquel ambitionne l’opération poétique ; on peut noter, encore, la transposition de l’adjectif, de nombreuses brisures syntaxiques dans un espace serré, renforcées par la métrique, la suppression des prépositions jusqu’à l’ellipse totale de l’auxiliaire « être ».

Nous en déduisons que pour notre poète « il faut une garantie - la Syntaxe », comme Mallarmé l’écrit dans Le Mystère dans les lettres 29 ; celle-ci apparaît comme une nécessité presque absolue, revêtant plusieurs fonctions simultanément dans la réalisation du fonctionnement métaphorique : elle crée un dynamisme qui, du foyer du trope, se répand aux autres éléments phrastiques, en l’allumant d’un sens en devenir ; elle établit un temps nouveau, remplaçant la succession linéaire par la superposition ; elle dégage une nouvelle spatialité, celle qui est suggérée par le tiret qui apparaît dans le vers du Mystère dans les lettres, dominent l’espace blanc comme l’espace noir sur la page (l’espacement célébré dans le Coup des dés) et qui a pour emblèmela danse, « écriture corporelle », « tourbillon » en fugue vers l’idée ; finalement, la condensation du style, essentiel, « prodige de raccourcis », impersonnel, « dégagé de tout appareil du scribe »30, libère des contraintes de la « prose du monde » qui alourdissent le départ vers une pensée purement intellectuelle.

2.5. Configuration rhétorique

Un poète qui déclare vouloir abolir le mot « comme » de son dictionnaire, manifeste une prédilection marquée pour la métaphore, en dépit de sa figure-sœur, la comparaison, dont elle serait une forme abrégée, obscure et hermétique. S’il est vrai que le trope métaphorique relève d’une tendance à l'ellipse qui est comme la marque de fabrique de la pensée mallarméenne, il est inexact qu’elle témoigne d’une volonté d’obscurité à tout prix. Au contraire, comme l’expliquait d’ailleurs Aristote dans sa Rhétorique, la forme elliptique de la métaphore invite le lecteur à suivre et à dégager le transfert sémantique, ce qui lui donne plus d’évidence qu’une comparaison, dans laquelle l’analogie est exhibée et le destinataire réduit à une attitude essentiellement passive31 (1410 b 6-20). Une différence remarquable sépare ainsi les deux figures dans le fonctionnement sémantique, bien plus profonde que l’admission d’une variation de présentation formelle, à laquelle la définition de « comparaison abrégée » semble reléguer la métaphore32.

En effet, le transfert mis en jeu entre les deux pôles engagés est ce qui fait d’ailleurs l’essence de la figure, d’Aristote à Pierre Fontanier33 : ce transfert, comme le précise Michele Prandi, s’avère par la transposition « d'un concept ponctuel ou relationnel dans un domaine conceptuel étranger, à la seule condition qu'aucun vecteur identifiable indépendamment ne contraigne le transfert et ses issues discursives »34. Dans cette spécification réside le surplus du trope métaphorique, dont toute l'œuvre de Mallarmé témoigne qu'il en comprend et exploite parfaitement les potentialités : si des figures telles que la métonymie se limitent à donner de l’emphase aux relations existantes entre les éléments du réel (dans ce cas, la contiguïté spatiale entre deux objets donnés), la métaphore enrichit l’existant de nouvelles analogies et ouvre à un processus perpétuel de création originale. C'est de là que viennent sa richesse et son caractère manipulable, qui s’accordent bien au « centre de gravité » du verbe, pivot duquel se dégagent de nouvelles connexions.

La métaphore pure, objet de l'ambition de l’écrivain, apparaît comme le remodelage du code linguistique provoqué par un transfert original, par l’épiphanie du sens, dans la plupart des cas incohérent et contradictoire avant cette opération. Il faudrait ainsi le retenir comme le translatum effectif d’un mécanisme a priori, la translatio qui fonde sa conception de la Poésie,établissant à chaque fois une nouvelle référence, une représentation mentale étrangère aux objets de l’énoncé35 ; un processus de plus en plus elliptique, suggérant l’absence de ce que la poésie cible, mais aussi hermétique, au sens étymologique de « révélateur » et « sacré », suggérant le chemin qui, du réel, conduit à l’idée pure ; un processus intellectuel, à lire comme le dernier passage d’une équation, dont la formulation entière serait à reconstruire par le destinataire.

Dans cette alliance entre la condensation extrême de la forme et le dynamisme linguistique et conceptuel, réside le fondement de l’émotion intellectuelle que procure la poésie de Mallarmé : un désir obsédant de synthèse de l’idée pure36. Si l'on suit le principe esthétique déjà énoncé par Charles Baudelaire (« Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense »)37, il s’agit avant tout d’une synthèse formelle, touchant à l’espace phrastique (« Je préférerais un beau vers à une belle strophe », comme il l'écrit à Albert Mérat) comme à chacun de ses composants ; d’une synthèse rhétorique, qui prolonge la figure elliptique par excellence vers son état le plus pur, celui des configurations métaphoriques in absentia38 ; d’une synthèse de l’effort poétique, focalisée sur la dialectique entre la présence et l’absence qui fonde le rapport entre le langage et la poésie.

La métaphore pure serait ainsi, au sens propre, la figure essentielle à un seul terme ; au sens, « métaphorique », elle serait l’allure du poème entier ciblant la synthèse langagière du réel, la pure notion dégagée par la disparition verbale du fait de nature :

À quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole cependant, si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure ?

Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée rieuse ou altière, l’absente de tous bouquets.39

Ainsi, la figure ne devrait pas être comprise comme un procédé local du discours, mais comme un conflit conceptuel ouvert, engageant le discours poétique entier dans l’épiphanie de la notion pure. Observons ces vers tirés de l’Après-midi d’un faune, qui fusionnent la métaphore aquatique et la métaphore musicale dans la création du Langage du faune-démiurge40 : « Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte/ Au bosquet arrosé d’accords » ; ou encore, ce passage des Fenêtres, où une métaphore primaire, arrêtée par l’insertion d’une seconde, à la fois autonome et influant sur la précédente, est reprise en suite, faisant des galères des cygnes et des bateaux :

[…] et quand le soir saigne parmi les tuiles,
Son œil, à l'horizon de lumière gorgé,

Voit des galères d'or, belles comme des cygnes,
Sur un fleuve de pourpre et de parfums dormir
En berçant l'éclair fauve et riche de leurs lignes
Dans un grand nonchaloir chargé de souvenir !

Ou encore, ce magnifique poème intitulé Sainte, dans lequel l’aile de l’ange se transforme progressivement, à force de métaphores, en une harpe touchée par la sainte à sa fenêtre, jusqu’à s’envoler définitivement dans la figure conclusive :

A ce vitrage d'ostensoir
Que frôle une harpe par l'Ange
Formée avec son vol du soir
Pour la délicate phalange

Du doigt, que, sans le vieux santal
Ni le vieux livre, elle balance
Sur le plumage instrumental,
Musicienne du silence.

La logique puissante de chacune de ces figures ne se révèle qu’à travers l’analyse du tourbillon du poème entier. Au lieu de s’appuyer sur les images, ce dynamisme spatial, au niveau linguistique et conceptuel, tire sa force de la polysémie et de la figurativité inhérentes à chaque mot : « Les mots ont plusieurs sens - nous en profiterons »41. Profiter des mots, cela signifie exploiter toutes les ressources langagières afin d’aboutir à l’accomplissement de la mission ultime, le « transfert »  de l’idée pure du contingent vers l’absolu. Nous sommes ainsi amenée à ne pas borner la métaphore à une simple définition de figure, mais à l'agrandir au niveau d'une configuration rhétorique, une participation mutuelle de différents mécanismes linguistiques qui, par l’actualisation et l’extension de certaines propriétés, entremêlent leurs potentialités expressives dans l’unité phrastique pour rejoindre l’unité textuelle, coopérant à la diffusion tourbillonnante du sens42. Un passage des Ballets nous en fournit un exemple éclairant : du lexique à l’étymologie, de la syntaxe à la prosodie, de la grammaire à la ponctuation, de la phonétique à la typographie, l’épaisseur entier de la structure langagière concourt à développer la métaphore de la danse comme univers des constellations que nous savons être, depuis le Coup de dés, le lieu de l’éternel suspens de la Poésie :

Les astres, eux-mêmes, lesquels j'ai pour croyance que rarement il faut déranger et pas sans raisons considérables de méditative gravité (vrai qu'ici, selon l'explication, l'Amour les meut et les assemble), je feuillette et j'apprends qu'ils sont de la partie; et l'incohérent manque hautain de signification qui scintille en l'alphabet de la Nuit va consentir à tracer le mot VIVIANE, enjôleurs nom de la fée et titre du poème, selon quelques coups d'épingle stellaires en une toile de fond bleue : car le corps de ballet, total, ne figurera autour de l'étoile (la peut-on mieux nommer !) la danse idéale des constellations.43

Nous assistons au passage à un véritable processus intellectuel qui, dans l’élan de la métaphore-danseuse vers l'« instrument direct d’idée », trouve sa force et sa qualité, ainsi que le seul moyen pour aboutir à la raison même de la Poésie, qui est le rêve de la notion pure :

Le poëte, par une page riche et subtile, a, du coup, restitué à l’antique fonction son caractère, qu’elle s’étoffe ; et, sans retard, invoque la Loïe Fuller, fontaine intarissable d’elle-même - près le développement de qui ou les trames imaginatives versées comme atmosphère, les coryphées du Ballet, court-vêtues à l’excès, manquent d’ambiance sauf l’orchestre et n’était que le costume simplifié, à jamais, pour une spirituelle acrobatie ordonnant de suivre la moindre intention scripturale, existe, mais invisible, dans le mouvement pur et le silence déplacé par la voltige. La presque nudité, à part un rayonnement bref de jupe, soit pour amortir la chute ou, à l’inverse, hausser l’enlèvement des pointes, montre, pour tout, les jambes - sous quelque signification autre que personnelle, comme un instrument direct d’idée.44

La métaphore mallarméenne témoigne, ainsi, d’un véritable changement du processus analogique et de sa restitution poétique qui est propre au courant symboliste et qui devient le présupposé de l’hermétisme moderne : une nouvelle conception de la rhétorique comme acte de conjonction fulgurante de domaines étrangers de l’expérience, opérée par l’intuition poétique d’une transcendance, mystique ou intellectuelle selon les cas45. Chaque poétique, comme chaque artiste, possède d’ailleurs sa rhétorique spécifique, un processus différent de manipulation du texte linguistique fondé sur l’interprétation spécifique du code et sur une certaine orientation du monde46. Si la métaphore sous la plume de Charles Baudelaire apparaît encore comme un pont au moyen duquel le poète conduit le lecteur des apparences du réel à la révélation des analogies profondes, dans l’écriture de Stéphane Mallarmé, qui se situe entre l’illumination de Rimbaud et la variété extrême de Valéry, elle devient le mouvement fulgurant, « lumineux à l’éblouissement », de la forme à l’Idée, une danse-poème éclipsant la contingence de la présence auctoriale :

À savoir que la danseuse n’est pas une femme qui danse, pour ces motifs juxtaposés qu’elle n’est pas une femme, mais une métaphore résumant un des aspects élémentaires de notre forme, glaive, coupe, fleur, etc., et qu’elle ne danse pas, suggérant, par le prodige de raccourcis ou d’élans, avec une écriture corporelle ce qu’il faudrait des paragraphes en prose dialoguée autant que descriptive, pour exprimer, dans la rédaction : poème dégagé de tout appareil du scribe.47

Lorsque le monde et l’écrivain semblent s’enfuir progressivement dans le langage, ce dernier paraît lui-même en fuite perpétuelle vers l’idée : la métaphore de Stéphane Mallarmé en est l’emblème, le « résumé des aspects élémentaires ». Son geste est celui d’une danseuse, impersonnelle, glissante, tourbillonnante, insaisissable, annulant la matérialité de son art en un vol de plumes impatientes. Son expression est le verbe, auquel elle seule a accès, un conflit conceptuel en mouvement perpétuel. Sa destination est le lieu autre, où l'on imagine que réside cette réponse ultime, ambitionnée par la Poésie depuis ses origines. Son émotion est celle d’un « effroi sur le rapport le plus fondamental qu’on peut entretenir avec le réel, celui qui nous révèle le caractère étranger, transcendant à nos représentations, et qui nous rejette donc dans le néant »48.

3. La danseuse, ou la métaphore

En ce qui concerne la nature même de la figure métaphorique, aucune analyse linguistique ou littéraire ne pourra jamais prétendre en offrir une définition inclusive et exhaustive. Le seul choix critique raisonnable est de donner une réponse en devenir, se limitant à approcher et à circonscrire chacune de ses réalisations, en vue de dégager la raison fondamentale, cachée derrière l’hétérogénéité et la complexité apparentes. C’est particulièrement le cas dans toute l’œuvre de Stéphane Mallarmé, où la métaphore se répand comme un instrument poétique et comme un sujet de réflexion sur les possibilités de l’art lui-même, comme une danseuse prise dans ses voltiges, qui semble dégager un tourbillon éternel. Pour cette raison, à la fois fascinante et cryptique, nous nous sommes bornée à relever la dynamique du « transporter » qui en fait l’essence et à suivre le mouvement propre, frénétique et perpétuel, aux niveaux linguistique et intellectuel. Le Billet à Whistler nous a montré la conception du langage propre à Stéphane Mallarmé : la scène d’une tension et d’une mise en question constante, sur laquelle joue le « tourbillon », non pas le mouvement aérien généralement admis, mais une danseuse, non pas une femme qui danse, mais une métaphore, résumant et dissolvant l’essence de la forme et de la matière. En suivant ses voltiges, nous avons dégagé le secret de sa fascination hypnotique : son « verbe », langage et action à la fois. La métaphore mallarméenne tournoie, elle tourbillonne, elle s’envole éternellement.


Notes

↑ 1 C.P. BARBIER (éd.), Correspondance Mallarmé-Whistler. Histoire de la grande amitié de leurs dernières années, Paris, Nizet, 1964, p. 9-13.

↑ 2 M. DEGUY, La Raison poétique, Paris, Galilée, 2000, p. 151-171.

↑ 3 La définition proposée est empruntée à H. LAUSBERG, Elementi di Retorica, Bologna, Il Mulino, 1969, p. 102-108.

↑ 4 S. MALLARMÉ, Œuvres complètes, B. Marchal (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, t. I, p. 34. Dorénavant OC I.

↑ 5 À côté de la définition classique de « métaphore » comme similitude abrégée et processus substitutif, dont César Chesneau Dumarsais et Pierre Fontanier ont fait l’objet de leur théorie des tropes et des figures, la conception interactive remonte à Ivor Armstrong Richards, qui la décrit comme une interaction entre une « teneur » et un « véhicule » (The Philosophy of Rhetoric, 1936, 5e conférence) et à Max Black, lequel emploie les termes de « frame » et de « focus », en poussant sa recherche en direction d’une conception philosophique du langage (Models and Metaphors. Studies in Language and Philosophy, 1962).

↑ 6 M. PRANDI, Grammaire philosophique des tropes, Les Editions de Minuit, Paris, 1992 ; « La métaphore : de la définition à la typologie», Langue française, n°134, 2002, p. 6-20.

↑ 7 Voir Ch. MAURON, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, José Corti, 1963.

↑ 8 S. MALLARMÉ, S. Œuvres complètes, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 170-176. Dorénavant OC II.

↑ 9 D. A.K. AISH, La métaphore dans l’œuvre de Stéphane Mallarmé, Genève, Slatkine Reprints, 1981, p. 58.

↑ 10 L’expression est empruntée au titre de l’ouvrage d'E. Dujardin, De Stéphane Mallarmé au prophète. Ezéchiel ; et essai d’une théorie du réalisme symbolique, Paris, Mercure de France, 1919. Sur le réalisme de la poétique mallarméenne, les ouvrages de référence sont ceux de A.R. Chisholm, Mallarmé’s Grand Œuvre, 1962, de R. Dragonetti, Un fantôme dans le kiosque : Mallarmé et l’esthétique du quotidien, 1992 et d’H. Stafford, Mallarmé and the poetics of everyday life, 2000.

↑ 11 OC II, p. 170-176

↑ 12 La Dernière Mode, VIe livraison, OC II, p. 599.

↑ 13 S. CIGADA, Études sur le Symbolisme, Milano, Educatt, 2011, p. 131.

↑ 14 Suivant le philosophe, il s’agirait « à la fois [de] l’apparaître ou l’apparition de l’étant présent et [de] la dissimulation de l’étant présent derrière son apparence», J. DERRIDA, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 239-240.

↑ 15 Pour un approfondissement de la question, nous renvoyons à M. PRANDI, Grammaire philosophique des tropes, P. 86-93.

↑ 16 Ch. BAUDELAIRE, Le Poème du hachisch, Les Paradis artificiels, Œuvres complètes, C. Pichois (éd.), Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1975, p. 430.

↑ 17 Voir P. FONTANIER, Les Figures du Discours, Paris, Flammarion, 1968, p. 99. Pour un approfondissement de la question, nous renvoyons à M. PRANDI, Grammaire philosophique des tropes, p. 29.

↑ 18 M. PRANDI, « La métaphore : de la définition à la typologie », Op.cit., p. 12-13.

↑ 19 OC II, p. 171.

↑ 20 Voir à ce propos, M. DEGUY, Choses de la poésie et affaire culturelle, Paris, Hachette, 1986, p. 63-65. Il faudrait ouvrir un questionnement sur le concept même d’analogie, surchargé de substrats qui en ont détruit la signification originale, comme l’a d’ailleurs mis en relief J. GARDES TAMINE, Au cœur du langage. La métaphore, p. 59-61.

↑ 21 Il s’ensuit que le style, au lieu d’apparaître comme une infraction, un écart par rapport à une norme préfixée, devrait plutôt être conçu et apprécié comme un travail opéré de l’intérieur du code, à savoir comme la tentative de rapprocher le possible matériel du possible de la langue. Pour l’approfondissement de la question, nous renvoyons à J. GARDES TAMINE, Pour une nouvelle théorie des figures, ch. 4, p. 90-123.

↑ 22 Nous nous bornerons à mettre en évidence certaines configurations spécifiques de la métaphore au niveau syntaxique. Pour un approfondissement, nous renvoyons aux ouvrages de référence sur la question : N. PAXTON, The Development of Mallarmé’s Prose Style, Genève, Droz, 1968 ; J. SCHERER, Grammaire de Mallarmé, Paris, Nizet, 1977.

↑ 23 Crise de vers, in OCII, p. 211.

↑ 24 Le Mystère dans les lettres, OC II, p. 233.

↑ 25 « Mallarmé, pour sa prose, veut créer une ponctuation qui ne soit pas du dehors et de la grammaire, appliquée au discours, mais qui s’exhale du dedans, conscience et sueur visible de l’effort par lequel la pensée développe sa plénitude de vie », A. THIBAUDET, La Poésie de Stéphane Mallarmé, Paris, Gallimard, 1926, p. 334

↑ 26 Crise de vers, OC II, p. 211-212.

↑ 27 C. TISSET, « Éléments pour analyser la syntaxe de Mallarmé », L’Information grammaticale, n° 81, mars 1999, p. 40.

↑ 28 Voir à ce propos M. MATUCCI, Arthur Rimbaud : poesia e avventura, Pisa, Pacini, 1987, p. 78.

↑ 29 OC II, p. 232-233.

↑ 30 OC II, p. 171.

↑ 31 Sur la différence entre la similitude et la métaphore, « deux procédures autonomes et largement indépendantes », voir M. PRANDI, Grammaire philosophique des tropes, p. 219-223.

↑ 32 Voir à ce propos M. LEGUERN, Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Paris, Larousse, 1973, p. 52.

↑ 33 ARISTOTE, Poétique, Paris, Les Belles Lettres, 1965, 21 57b ; P. FONTANIER, Les Figures du Discours, p. 39.

↑ 34 M. PRANDI, « La métaphore : de la définition à la typologie », Op.cit., p. 9-10

↑ 35 Sur la différence entre « translatum » et « translatio », nous renvoyons au troisième chapitre de l’ouvrage de J. GARDES TAMINE, Au cœur du langage. La métaphore, Paris, Honoré Champion, 2011.

↑ 36 Pour un approfondissement du principe esthétique de la synthèse mallarméenne, nous renvoyons à R. GIROUX, Désir de synthèse chez Mallarmé, Sherbrooke, Naaman, 1978.

↑ 37 Ch. BAUDELAIRE, Lettre à A. Fraisse, 18 février 1860, Correspondance, C. Pichois, J. Ziegler (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, t. I, p. 676.

↑ 38 Ne pouvant approfondir la question dans ce contexte, nous renvoyons, pour un aperçu exhaustif des configurations grammaticales et syntaxiques des métaphores in absentia, à l’ouvrage de C. BROOKE-ROSE, A Grammar od metaphor, London, Secker & Warburg, 1958, p. 206.

↑ 39 Traité du verbe, OC II, p. 213. Pour un approfondissement de la valeur critique de l’extrait, nous renvoyons à S. AGOSTI, Critica della testualità, Bologna, Il Mulino, 1994, p.170-174.

↑ 40 Pour une analyse approfondie, nous renvoyons à S. AGOSTI, Il fauno di Mallarmé, Milan, Feltrinelli, 1991, p. 10-11; G. CONTINI, Varianti e altra linguistica, Torino, Einaudi, 1970 p. 55.

↑ 41 Notes sur le langage, OC I, p. 508.

↑ 42 Pour l’approfondissement de la notion de « configuration rhétorique », nous renvoyons à son auteure, Joëlle GARDES TAMINE, Pour une nouvelle théorie des figures, Paris, PUF, 2011, p. 124-142.

↑ 43 OC II, p. 170.

↑ 44 OC II, p. 177.

↑ 45 S. CIGADA, Études sur le Symbolisme, p. 42.

↑ 46 La dimension rhétorique consubstantielle au langage et à la littérature traduirait chaque fois un rapport nouveau entre un éthos et un pathos, donc une nouvelle empreinte du poète sur l’anthropologie et la culture d’une époque. Pour l’approfondissement de la question, nous renvoyons à M. MEYER, Histoire de la rhétorique. Des Grecs à nos jours, Paris, Le Livre de poche, 1999, p. 293 ; J. GARDES TAMINE, Pour une nouvelle théorie des figures, p. 12-13.

↑ 47 OC II, p. 171.

↑ 48 Y. BONNEFOY, Entretiens sur la poésie, Paris, Mercure de France,1983, p. 74.

Pour citer cet article :

Federica LOCATELLI, Une « impatience de plumes vers l’idée » : la métaphore chez Stéphane Mallarmé, Les avatars de la métaphore, Publifarum, n. 23, pubblicato il 15/10/2015, consultato il 25/04/2024, url: http://www.farum.it/publifarum/ezine_articles.php?id=307

 

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