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Comment perdre une lutte ?

Dominique DUPART



Résumé

Comment définir une œuvre insurgée en Mai 68 ? La question nécessite de prendre en compte les différents niveaux de réception critique des événements en les croisant au prisme des discours d’écrivains et de chercheurs, discours contemporains et rétrospectifs. La trajectoire d’un écrivain oublié de Mai 68, Jean Thibaudeau, auteur, entre autres, de Mai 68 en France publié en 1970 dans la collection « Tel Quel » des éditions du Seuil permet d’entrevoir les liens complexes, contradictoires, entretenus entre le discours littéraire et l’insurrection elle-même, d’autant plus que la perception de la création poétique d’alors est troublée par les codes de réception des œuvres qui sont aujourd’hui devenus les nôtres et qui empêchent de multiples façons de saisir en l’immobilisant la singularité d’une bascule insurrectionnelle en création littéraire.

Abstract

How can an insurrectionary work be defined, in May 1968 ? To answer that question, one must take into account the different levels of critical reception of the political events, while confronting them with literary and academic research discourses, contemporary to the events, as well as retrospective. The trajectory of a long-forgotten writer of May 1968, Jean Thibaudeau, the author, among other writings, of May 1968 en France, published in 1970 in the « Tel Quel » series of the Editions du Seuil, gives us a view of the relation between literary discourse and the insurrection itself, complex and contradictory – all the more, that our perception of what poetic creation was at that time, is disturbed by today’s reception codes of literary works, which prevent us, in multiple ways, to seize, through its immobilization, the singularity of an insurrectionary toppling, shifting into literary creation. 

	 
  

Pour Jean Thibaudeau, auteur de Mai 1968 en France1.
1935-2013

« Politiquement : je ne pense pas m’être trompé, mais avoir perdu. »
(THIBAUDEAU 1994 : 160).

Comment définir une œuvre insurgée ? Comment définir un texte insurgé, une pièce de théâtre insurgée, un tableau insurgé ? Que signifie s’insurger au moyen d’un travail d’artiste ? Que signifie s’insurger en fabriquant un répertoire esthétique et poétique ? Ces questions sont des questions fragiles et elles s’évanouissent tout d’abord dans la difficulté qu’il y a à ressaisir d’une insurrection autre chose que son répertoire brut : barricades, pavés, affrontements violents, blessés, morts. Et c’est vrai : où situer l’écriture, le théâtre, l’art dans ce paysage si particulier de barricades et de violences insurrectionnelles et policières ? Peut-on véritablement s’insurger autrement qu’en s’insurgeant physiquement et concrètement dans la rue ?

Il demeure aujourd’hui de Mai 68 un paysage sensible tout entier compris dans la description massive d’un exercice des arts. Et pourtant, dans les mouvements concrets de l’insurrection même, cet exercice des arts a été loin d’être évident. De toutes les expositions consacrées à 68, celle qui s’attache le plus à penser ce rapport de l’insurrection à l’exercice des arts est consacrée à l’Atelier populaire des Beaux-Arts. L’exposition s’appelle Images en lutte. Or, jamais, n’est mentionnée à propos des œuvres exposées la forme de l’épopée qui, pourtant, s’impose pour caractériser la transcription des mots de 1968 en oriflammes contemporains qui fut simultanée à l’insurrection elle-même. Cela va tellement de soi que c’était pour se battre que l’étrangeté de cette épopée racontée en affiches est finalement peu questionnée (ARTIERES, CHASSEY, 2018 : 10). Dans l’exposition Images en lutte, l’épopée n’est plus le récit épique de l’insurrection, elle a été rétrogradée en récit épique de la fabrication et de l’invention des affiches. La légende de 68 se tient, désormais, toute entière, dans « l’Atelier ».
Mais, point de rapports de police pour décrire les faits poétiques et artistiques effectifs d’insurrection, si bien que « le moment critique de 1968 », en ces matières, nécessite aussi de questionner la perception même de l’inventivité poétique et artistique alors en cours (GOBILLE, 2005 : 30-31). De même que, dans la rue, sont défiés les cadres et les normes du réel au moyen des barricades et des pavés, dans le champ de la création esthétique et poétique, sont aussi défiés les cadres et les catégories qui permettent a posteriori de les considérer. Si un pavé reste un pavé, comment percevoir les productions de paroles, de textes, d’images, d’œuvres qui accompagnent ces pavés et ces barricades ? Ce qui est advenu en 2018 de l’épopée racontée par les affiches insurrectionnelles de 1968 est l’un des symptômes de la difficulté qu’offre ce répertoire à notre perception : au point de transformer cette perception en question, justement.

Rien de propre à Mai 68, peut-être, sans doute, si l’on considère les deux principaux romans d’insurrection français que sont L’Éducation sentimentale et Les Misérables et qui consacrent tous les deux un bon nombre de pages à questionner les nouvelles formes qui naissent dans et par l’insurrection. Mais cette difficulté est renforcée pour nous concernant Mai 68 car la définition de son répertoire insurrectionnel nécessite de penser un rapport spécifique de l’art au réel – plus spécifiquement, pour ce qui nous préoccupe, un rapport de la littérature au réel – et ce rapport spécifique, nous l’avons perdu2. Nous nous sommes habitués à travailler en scribes sur des textes isolés dans une clôture poétique. Et, en se réfugiant ainsi dans « l’Atelier » la pensée critique contemporaine a déserté la zone étrange hybridée d’action et de création immobilisée à mi-chemin du geste physique, du geste social, et du geste artistique qui donne seule aujourd’hui sa légitimité au questionnement d’un propre artistique et poétique insurgé en mai 1968. Ce qui s’historicise donc, en plus d’un répertoire d’œuvres singulier, c’est aussi ce rapport entretenu au réel, un rapport d’autant plus concret que le réel, en 1968, c’est la rue concrète comme lieu d’exposition, c’est-à-dire, un lieu déconstruit, reconstruit, sans cesse détourné, au moyen de l’art, mais jamais seulement au moyen de l’art. Ce qui se crée est inséparable de ce qui advient. Et c’est ce qui rend l’enquête difficile. « Le happening nous jette à la rue », raconte Armand Gatti dans ses Cours donnés à l’université libre de Berlin (GATTI, 1972 : 45).

Au reste, en 1968, ce déplacement dans « l’Atelier » était déjà bien engagé et les contemporains en avaient déjà conscience comme d’une perte, au point que Mai 68 s’est aussi pensé avec eux comme une insurrection contre l’enfermement dans « l’Atelier ». Mais ce qui apparaît aujourd’hui comme un questionnement seulement d’ordre méthodologique à propos de la séparation des mondes – monde de la création, monde critique, monde social, monde vivant – était à leurs yeux un questionnement d’ordre politique et critique, et même d’ordre existentiel, en témoigne la trajectoire de Jean Thibaudeau à la mémoire duquel cet article est dédié. Ce questionnement qui voulait dynamiter la séparation des mondes est visible dans l’invention de la pratique de l’« ultra-détournement » par les Situationnistes, dix ans avant 1968. L’« ultra-détournement » désigne « les tendances du détournement à s’appliquer dans la vie sociale et quotidienne (par exemple les mots de passe ou le déguisement vestimentaire) » et pas seulement sur le terrain de l’expérimentation plastique et poétique. « Il faudra trouver des instruments opératoires intermédiaires entre cette praxis globale dans laquelle se dissoudra un jour chaque aspect de la vie totale d’une société sans classes, et l’actuelle pratique individuelle de la vie “privée” avec ses pauvres recours artistiques ou autres » (Internationale Situationniste, 1958 : 74). L’enjeu de l’« ultra-détournement » est d’étendre à la vie sociale des usages et des pratiques poétiques et esthétiques. C’est toute la poésie sans mots du détournement qui doit s’exprimer par des gestes, des vêtures, des adresses, héritée des Surréalistes (DEBORD, WOLMAN, 1956 : 2-9). Le mot d’ordre de la revue surréaliste Les Lèvres nues, dans laquelle un Mode d’emploi du détournement est publié, rencontre soudainement la nécessité d’expérimenter au jour le jour une militance poétique : « Apprenez à lire sur les lèvres nues. Contre la Vérité. Contre la Liberté. Contre la Justice. Contre le Bonheur. C’est-à-dire. Contre vous. » (Les Lèvres nues, 1956 : sans pagination) Vingt ans plus tard, le 1er mai 1978, en guise d’anniversaire triste de Mai 1968, ce questionnement ouvert sur l’avenir s’est métamorphosé en réaffirmation désespérée chez Jean Thibaudeau de la « politique, dans la clandestinité, du roman : bousculer la nuit, chercher les mots, sortir des livres au moyen des livres, nous préparer comme nous le pouvons, menant à bout l’interminable guerre des sexes, à nous retrouver un jour, s’il se trouve, les deux pieds sur terre » (THIBAUDEAU, 1978 : 7).

Aujourd’hui, cette réflexion sur l’insurrection en art et en littérature ne peut prendre la forme que d’une enquête sur une lutte perdue pistée dans les narrations testimoniales, les autocritiques d’artistes, les travaux de chercheurs, les procès politiques en esthétique et en littérature, bref, ce qui reste comme textes à explorer, lorsque les luttes politiques ont laissé place aux combats littéraires. De l’un de ces procès, Jean Thibaudeau ne s’est peut-être jamais relevé, car, à mesure qu’on s’éloignait de 1968, l’art et la littérature en insurrection, de fragiles et idéaux qu’ils étaient, surtout de réactifs, c’est-à-dire relevant de la résistance, déjà mineurs et contre-historiques, se dématérialisaient et, se dématérialisant, rentraient sagement dans l’« Atelier ».

La rose grise et le chat sauvage

Aucune définition possible de ce que c’est qu’une œuvre insurgée, sans l’envisager trempée dans la temporalité même de l’insurrection, que tous décrivent comme un temps de mise en crise, un temps de bascule qui bouleverse un paysage, et aussi, les êtres. C’est le Frédéric de L’Éducation sentimentale, au seuil des Tuileries, en février 1848, qui, manquant de prendre une balle, s’élance pour aller combattre et, s’il ne combat pas, c’est que le combat a cessé. Le temps de l’insurrection conduit à la représentation d’un temps romanesque paroxystique en 1869. Dans Mai 68 en France, une pièce radiophonique écrite deux années après les événements, ce temps paroxystique devient exploratoire. Nous sommes le 13 mai 1968 et il faut écouter la longue phrase de Thibaudeau qui mime en la rythmant la montée insurrectionnelle :

VMA3 : […] Enfin, au bout de ce silence où l’on ne s’entendait que marcher et parler traversant cinq cents mètres voués aux malades infirmes blessés, aux soins guérisons agonies morts, – et les piquets de grève aux grilles des hôpitaux, – à Denfert-Rochereau, tandis que la C.G.T., par un deuxième haut-parleur, invite à se disperser par le boulevard Arago, à gauche où sont les autocars des villes de la banlieue, – au contraire, comme sorti tout vivant de ses photographies comme celle dans Paris-Match où il considère en couleurs en gros plan un flic, et enroulé à un réverbère au-dessus de la foule, par gestes et porte-voix, Cohn-Bendit, si c’est lui, engage à continuer, par le Boulevard Raspail, à droite. (THIBAUDEAU, 1970 : 56-77) 

Ce que raconte « VMA3 », c’est une transsubstantiation des régimes de signes, image (« Paris-Match ») et rue (« Cohn-Bendit » enroulé à son réverbère), silence et bruit, intérieur (« hôpitaux ») et extérieur (« piquets de grève »), inséparables d’un paysage conçu comme bifurcation (« à droite » et « à gauche »). Mais la traduction radiophonique de Mai 68 relève ici de la ritournelle de l’insurrection quand elle est modulée par ceux qui, comme Frédéric, ou comme VMA3, observent mais ne s’insurgent pas. Pour que la bascule insurrectionnelle se commue en bascule inventive et produise une poétique, la voix, ou le personnage, doit entrer en action. Comme une lointaine comète rêvée à la barricade monstre des Misérables, il y a, entre autres, le pavé rêvé comme « une rose grise », un pavé qui paraissait au commencement si dérisoire à celui qui était sur le seuil de se métamorphoser en insurgé : « Je ne sais pas encore que le pavé est sauvage, je ne sais pas encore sa force » (PEUCHMAURD, 1968 : 20). Finalement, passé à l’écriture, le jet de pavé devient autant un acte insurrectionnel qu’un acte poétique3. « Nous voulions faire chanter la ville. Nous avons fait chanter la ville. Société, rien n’est rétabli. Été 1968 » (PEUCHMAURD, 1968 : 171). L’intensité insurrectionnelle conduit à la transfiguration du paysage, transfiguration dont le déclencheur est le geste de l’insurrection : un lancer de pavé sauvage. La bascule est racontée à mi-chemin du récit factuel des événements et de sa métamorphose en acte poétique, sans que la partition entre le geste effectif du lancer de pavé et son esthétisation par la prose puisse être véritablement effectuée. Métaphore ? Effet de discours ? Ou effectif chant des rues ? Fabriquées par des artistes et des étudiants, les affiches de l’Atelier des Beaux-Arts exaltent, elles, presque toutes, dans l’urgence, la lutte ouvrière, mais pas seulement pour faire corps avec elle, pour épouser le flux de l’événement, – selon les propos de Kristin Ross – mais aussi, parce que, frénétiquement, à chaque nouvelle affiche composée, se rejoue le pacte éphémère du geste artistique commué en geste insurrectionnel, et vice-versa, qu’a éprouvé aussi Pierre Peuchmaurd (ROSS, 2002 : 21). « VITE ! » est aussi « le plus beau slogan » retrouvé sur les murs (Le Commencement d’une époque, 1968 : 571-572). La vitesse, c’est celle de cette conjonction de la création et de l’insurrection, c’est aussi une accélération pensée par collage entre deux ordres hétérogènes, celui des événements, de la rue, des murs, des combats, et celui des images, des paroles et des textes, avec, en guise de surface frontalière, les drapeaux, les slogans, les affiches. À leur propos, Armand Gatti mentionne une « description-choc » et des « inscriptions énormes » (GATTI, 1972 : 46). Le pouvoir performateur de l’écriture à vocation lettrisante qui déstructure les formes urbaines imposées, c’est tout ce à quoi croient les artistes et les poètes des 68. C’est aussi ce que rejoue le dispositif d’écriture de Mai 1968 en France de Jean Thibaudeau qui rassemble et diffracte une succession ordonnée de voix formalisant des données, des extraits de presse, des esquisses de soliloques, des narrations testimoniales et, chaque fois, se rejoue cet émerveillement de voir s’incarner en moments insurrectionnels une fabrique d’énoncés et, inversement, que le moment insurrectionnel devienne, justement, aussi et peut-être avant tout, qu’une affaire d’énoncés, une affaire d’organisation d’énoncés.

Philippe Sollers, directeur de la collection Tel Quel qui accueille l’ouvrage, ne s’y trompe pas, lui qui s’enchante de voir un texte fonctionner à ce point comme une machine brechtienne à coup de confrontations de l’ouvrage avec les propos d’un Benjamin, d’un Althusser ou d’un Eisenstein (SOLLERS, 1970 : 8, 9, 12). Car il ne s’agit pas seulement de raconter Mai 1968 mais d’arriver à formuler que dire de l’insurrection, c’est la faire. Au reste, il n’est pas anodin que le texte écrit entre novembre 1968 et février 1969 ait été une commande radiophonique interdite de diffusion en France mais diffusée par la Westdeutscher Rundfunk à Cologne, en Allemagne (THIBAUDEAU, 1970 : 8). Quelques années avant le fameux Automne 77 allemand, la nécessaire délocalisation en Allemagne fait osciller le texte entre narration rétrospective et anticipation prospective. Le texte raconte qu’un mouvement – mouvement de l’événement, mouvement de l’insurrection, transcontinental, transhistorique, – se métamorphose en continuum qui défie la chronologie, les frontières, nationales et génériques, et dont fait partie pleinement le texte, au même titre qu’une barricade ou qu’une grève. À nous ensuite de nous frayer un chemin, du punctum de la bascule en sa ressaisie mimétique qui le dilate à la dimension d’un paysage historique grandiose, pour parvenir à isoler la bascule insurrectionnelle incarnée en un pavé inouï, inclassable, transformé en fleur dans la main de celui qui le lance, aussi sec représenté sur des affiches qui sont pensées pour s’incorporer de l’insurrection ouvrière et ensuite subsumé en question d’agencement d’énoncés radiophoniques : « Et, plus haut, à la rue des Écoles, il y avait, ce que je n’avais jamais vu, immobilisés plus ou moins par la foule qui se trouvait là, des cars de police sur quoi des pavés jetés en l’air, cinq ou six à la fois, retombaient » (THIBAUDEAU, 1970 : 37).

Mais cette ligne que nous venons de tracer n’est pas la seule. Loin de là ! À peine énoncée, qu’elle en croise une autre qui la contredit et qui relance la quête de l’œuvre insurgée. Pour Christian Prigent, le pavé-fleur de Peuchmaurd appartient aux « vieilleries néo-lyriques » de Mai 68, et ainsi, ce qui signe l’inouï chez l’un désigne l’archaïsme chez l’autre (PRIGENT, 2008 : 215). Manifestement, entre la métaphore et le factuel, entre l’inouï et l’archaïsme, il s’est passé quelque chose qui ne s’immobilise pas, échappe au savoir positiviste, ne s’identifie pas, ou seulement contradictoirement, comme un répertoire conçu au biais d’un questionnement de qui est advenu et qui ne nous parvient qu’en déchirant notre perception, au cours d’une circulation contradictoire, d’un régime de représentation à un autre, en associant aussi des langues – ouvriériste, lyrique, révolutionnaire, picturales – à ceux qui n’avaient pas vocation de les parler. Mais ce n’est pas tout encore. Quand Armand Gatti raconte le théâtre d’intervention qui s’invente avec la co-écriture collective de la pièce Le Chat sauvage, avec tous les spectateurs qui se transforment simultanément en temps réel en co-écrivants et en co-intervenants, il finit par conclure que la pièce d’intervention s’est en définitive transformée en « pièce de masse », à distance du projet dramatique novateur pensé initialement (GATTI, 1972 : 38). « Pièce de masse » : jugement terrible, encore plus terrible si l’on considère qu’il a été écrit avec, « dans », presque, la parole des ouvriers ! Ce qui reste, cette fois, c’est donc un texte de théâtre, longtemps resté inédit, suspendu entre son invention d’écriture à la mode 68 et son incarnation en texte de « masse », autant dire un texte virtuel à mi-chemin de l’utopie et de sa réalisation contrariée – d’autant plus que Gatti et ses compagnons jouaient aussi en situation de danger avec les « poulets » à leurs trousses, pourchassés par eux en pleine représentation. L’identification de la bascule insurrectionnelle et poétique est finalement rendue impossible par la pièce même et, cette fois, le questionnement du propre de l’œuvre insurgée, conduit au-delà de l’indétermination, à l’autocritique.

La toile blanche

Là, la perception est troublée différemment, troublée en ce qu’elle se fige sur un seuil d’incertitude incarné en une situation (poétique et insurrectionnelle) en laquelle se mêlent et s’échangent tant de possibles et tant de renoncements, qu’elle finit par mettre en crise la réalité de l’insurrection même. Tout simplement, parce que l’équivalence posée en 1968 entre esthétique, poétique et politique était telle que le théâtre, les affiches, les textes, les événements en eux-mêmes, tout le répertoire de 68 était d’ores et déjà soumis dans le regard des artistes-acteurs à une perception surcodée, surcodée selon un horizon d’attente rigoureux (JOUFROY, CHASSEY, 2018 : 35). Il suffit de lire Raoul Vaneigem dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations qui assimile la « théorie radicale » à une « créativité spontanée » qui a « pour mission d’en assurer la force de frappe. » « La théorie radicale est la technique révolutionnaire au service de la poésie. » (VANEIGEM, 1967 : 102-103) Ou encore de parcourir un tract anonyme d’étudiant qui déclare : « Sabotages, falsifications, détournements, fraudes, boycott… que la créativité en liesse se donne libre cours – tempête démoniaque des jouissances illicites – et nombreux sont les goûts ou talents qui vont s’y révéler ! » (Les Enragés de Mongeron, 1968 : 581) Sans rester captif de la véhémence situationniste, le « ZeitGeist » de 68, c’était grosso modo : ce qui devait faire Art devait faire insurrection, mais ce qui devait faire insurrection ne devait pas faire Art. Et c’est pourquoi les formes nouvelles qui s’inventent et qui sont immatriculées « 68 » ont pour obligation de correspondre à un cahier des charges complexe et c’est cette complexité, aussi, qui brouille d’autant notre perception. Attention, il ne s’agit pas en 1968 de refaire de l’Art social à la mode du socialisme romantique qui souhaitait, lui, dans les années 1840-1850, servir le peuple, mais d’inventer des formes qui puissent matérialiser plastiquement, poétiquement, dramatiquement, littérairement, l’insurrection contre le réel existant. On parle à ce propos ainsi de peinture « matérialiste », de littérature « matérialiste », etc.

En littérature, c’est ce que Jean Thibaudeau, pas du tout susceptible de situationnisme, lui, puisqu’encarté jusqu’en 1971 dans le groupe Tel Quel, appelle « le révolutionnarisme fondateur (…) de toute avant-garde littéraire qui porte l’accent (…) sur cette qualité sans laquelle l’écriture n’est que bavardages (…). » Et Jean Thibaudeau de noter, en décembre 1967, qu’il n’est pas anodin qu’en 1876, Mallarmé termine un exposé sur Manet et l’Impressionnisme par un parallèle entre la nouvelle façon de peindre et « la participation du peuple jusqu’ici ignorée à la vie politique française. » Plus loin, Jean Thibaudeau, pour parler de peinture cette fois, affirme : « La question, pour le passé et l’avenir, serait ainsi de s’opposer à la mercantilisation du travail pictural et à l’idéologie (…), par un présent de la pratique qui serait à la fois volonté de réalisme et « lecture du Louvre ». Présent incertain où la « réalisation » du monde se joue pour la première fois à chaque toile blanche (c’est-à-dire non recouverte par avance par une représentation quelconque) » (THIBAUDEAU, 1967 : 12, 13).

L’image de la « toile blanche » importe puisqu’il s’agit d’empêcher sur la toile blanche ou sur la feuille blanche, la projection d’une « répétition » ou une « reproduction » du réel aliéné contre lequel on s’insurge. Ni Hugo ni Flaubert n’y arrivent, ni même le Nouveau Roman, selon Jean Thibaudeau, alors que Mallarmé, oui, lui qui réussit à créer « un espace non expressif, littéral, matérialiste (…) qui dessine l’horizon de la société sans classe comme le terme d’un travail (ou déchiffrage) que le texte lui-même commence d’accomplir, renversant déjà l’appareil écriture/lecture de l’idéologie bourgeoise » (THIBAUDEAU, 1967 : 14). Ce fragment de prose théorique et marxisante doit être lu pour ce qu’il dessine des grandes attentes qui pesèrent sur l’art poétique et insurrectionnel de 1968 (HAMEL, 2014). À partir de quand, comment, à partir de quoi la peinture, la littérature, le théâtre se rapprochent de l’idéal de la toile blanche pas encore salie par les structures aliénantes de l’ordre, et donc, par principe, se muent en pratique artistique insurrectionnelle ? Armand Gatti ne s’interroge pas sur la réussite ou l’échec de son théâtre d’intervention mais sur son appartenance à un répertoire qu’il définit en même temps qu’il le questionne. L’obligation de résultat insurrectionnel modalisée en terreur de la « récupération bourgeoise » poursuit ainsi les artistes d’une grande angoisse, qui nourrit parfois à égalité une autre libido que la libido du plaisir et de la jouissance estampillée « 68 » (VIART, 2008 : 17).

Souvent cette angoisse décante en quête méthodique qui s’est transmise à nous au moyen de relations de Mai 68 à dimension autocritique. Quand des écrivains se remémorent en 2008 que la prise de l’Hôtel de Massa n’a posé aucune difficulté et que leur occupation à eux s’est faite entre gens bien, des gens si bien qu’ils n’ont finalement pas sabordé le prix Goncourt comme prévu, eux-aussi questionnent le caractère insurrectionnel de leur action (MONTEL, 2008 : 175). Ce questionnement, qui œuvre comme une mise en doute, justifie toute la gamme de réticences, de palinodies, et de dérisions, qui traversent les diverses relations de l’événement. Toutes ont en commun de s’opérer en demi-teintes, d’autant plus que le groupe d’écrivains ne constitue pas le moins du monde une mouvance unifiée mais se ramifie entre différentes factions : Tel Quel, le futur CAEE (Comité Action Étudiants Écrivains) et le reste qui finit par constituer le gros des troupes de l’Union des écrivains même (GOBILLE, 2005 : 43-46). Que reste-t-il de l’insurrection qui s’est logée dans les locaux splendides de l’Hôtel de Massa ? Dès son extrait d’acte de naissance, la dimension insurgée de l’appel est réduite à son minimum. L’occupation, ce ne fut qu’« un geste symbolique frappant une institution vétuste et non représentative. » (Appel fondateur de l’Union des écrivains, 21 mai 1968) Quelle « toile blanche » accrocher alors sous ses moulures et entre ses hauts miroirs ? Dans la mesure où cette insurrection autour de la « toile blanche » dépend, soit de l’adhésion au marxisme-léninisme, soit du jeu d’opposition entre écrivains à grande notoriété et écrivains à petite notoriété, soit de stratégies d’occupation du pouvoir entre mouvance déclinante et mouvance ascendante, le propre insurgé de l’occupation peut sembler indissociable d’une série de grilles de lectures qui, toutes, segmentent ce que nous nous serions plutôt habitués à concevoir comme un mouvement unifié et unifiant, à visée dialectique, en d’autres termes, une insurrection (FOREST, 1995 : 328 ; GOBILLE, 2005).

« On peut dire effectivement que nous étions condamnés dès lors à devenir une « nouvelle société des écrivains ». C’est Bernard Pingaud qui raconte. Mais Bernard Pingaud prétend aussi que l’Union des écrivains devait aussi réussir à sortir de son « happening permanent »… (PINGAUD, 2008 : 41-42). En définitive, l’impossible quête de la bascule insurrectionnelle fragmentée en querelles de pouvoir au sein de l’avant-garde littéraire pourrait finir par faire apparaitre stérile le questionnement de ce qu’est une insurrection. Les angles d’approche, qui sont la mise en crise du champ des avant-gardes, la consolidation ou la fragilisation de chacun des pôles de ce champ avant et après « la crise », sont incompatibles avec l’imaginaire romantique implicite inhérent à la quête de la bascule insurrectionnelle qui conduit à faire coïncider l’ordre du réel et celui de la représentation. La ressaisie sociologique implique de lever l’illusion de la coïncidence enchantée entre discours et des trajectoires : une perspective critique qui aurait été adoptée par Flaubert lui-même, qui décompose en prisme réflexif une génération d’insurgés en autant de types sociaux et sociologiques à la trajectoire conçue comme à la fois comme une destinée imposée et/ou comme un invariant social grandi en carcan romanesque (BOURDIEU, 1992). Les personnages de L’Éducation sentimentale finissent dans cette perspective par vivre Février 48 transformé en révolution, comme un événement situé toujours à distance de leurs discours, de leurs actes et de leurs œuvres.

Tout l’enjeu historique porté par la nature même de l’insurrection serait donc plutôt d’examiner comment, dans quelles mesures, se déjoue la causalité sociologique qui substitue aux contingences un déterminisme de description créant une « illusion de la fatalité » – pour reprendre les mots de Raymond Aron en 1938 (ARON, 1938 : 287-288). Si le philosophe a pourfendu, à maintes reprises, trente ans plus tard, Mai 1968, en des termes d’une violence caractérisée, son travail sur la philosophie de l’histoire n’en délivre pas moins une piste de réflexion sur la nécessaire précarité d’une lecture dont les présupposés ne peuvent saisir ce qu’il appelle « la vie », « le vivant » et qui ne peut être ressaisi que de façon partielle, moyenne, indirecte, puisqu’échappant par principe à toute grille formalisée, serait-ce une grille même qui tente de décrire ce qu’est « une crise » : ce qui, concernant notre enquête, permet d’approcher la mélancolie inhérente au geste insurrectionnel emprisonné dans son immédiateté initiale. Aron, lui, n’attachait aucune pertinence, dignité, valeur, à tout ce qui ressemblait, de près ou de loin, à une révolte, considérée chaque fois par lui comme une « puérilité » (ARON, 1938 : 352-353, 417 ; 1968 : 22). Dans cette perspective, on ne peut alors que s’acheminer à reculons vers l’aporie à moins de se recentrer in extremis sur le hic et nunc de la situation et de ses acteurs.

Ce qui conduit directement à un jugement, au moins énoncé par VM3, dans la pièce radiophonique de Thibaudeau, Thibaudeau qui soustrait sans vergogne le putsch de l’Hôtel de Massa du flux insurrectionnel (THIBAUDEAU, 1972 : 73). Un jugement énoncé aussi par le situationniste Vaneigem. En juin 1968, Vaneigem répond par une lettre d’injures à la proposition d’adhérer à cette fameuse Union des écrivains :

Pourritures, croûtons moisis des vespasiennes intellectuelles, connards, il faut que l’odeur de votre propre décomposition vous monte à la tête pour que vous vous égariez au point de proposer à un situationniste la dernière de vos petites saletés. Vous êtes les ratés de vingt ans de misères et de mensonges. On vous connaît, Salope ! (VANEIGEM, 1969 : 659)

Les situationnistes sont très durs avec les artistes de 68 qui se rassemblent en comités car ils les accusent de « récupérer » l’insurrection. Eux-aussi analysent en termes marxisants les trajectoires en combinant à leur prescience des intérêts impurs une vision de l’autonomisation du champ artistique et littéraire coupée de l’insurrection ouvrière et donc détachée de l’invention de nouveaux modes de lutte considérée par eux comme le cœur de Mai 1968 (Internationale situationniste, 1968 : 584). Serait-ce donc, à nouveau, qu’interroger un propre insurgé inhérent à l’action des écrivains et des artistes est vain encore, maintenant que ces derniers sont perçus comme une caste d’opportunistes sans lien avec le réel de la rue insurgée ?

Gatti, les écrivains de l’Union des écrivains, les Situationnistes, Jean Thibaudeau, la troupe de Tel Quel, et aussi les sociologues rétrospectifs, tous, en réalité, mènent une enquête critique sévère sur Mai 68 : volonté de déshéroïser pour les écrivains, récit autocritique pour Gatti, dénonciation des simulacres spectaculaires pour les situationnistes, procès politique pour Sollers et sa troupe Tel Quel, désenchantement de l’épique romanesque pour les sociologues rétrospectifs. Chez tous, on peut aussi faire le même constat : l’identification de la bascule insurrectionnelle se transforme chaque fois en mode de questionnement de la forge commune prescrite par le cahier des charges « 68 », alors même que cette forge commune devait signer l’abolition définitive du régime de séparation existant entre le monde de la création et celui la rue, une abolition qui aurait coïncidé avec la disparition de la Babel des idéologies et des représentations. Cette forge commune, il est peut-être possible de l’interpréter comme un désir de convergence en milieu vivant d’ordres sémiotiques hétérogènes (la rue), hérité de la fabrique du drame romantique puis du drame brechtien et qui conduit toute réception à se faire aspirer dialectiquement par son objet même.

Flaubert dénonçait l’opportunisme des artistes de 1848 qui mimaient les idéaux d’émancipation portés par la révolution à des fins d’ambition carriéristes. Réponse à Hugo qui, dans Les Misérables, faisait de la barricade une création d’art total en mesure de déborder les frontières de la matière et de la rue dans une utopie portée au-delà de l’œuvre. Les artistes de 68, eux, très étonnamment, se lancent presque immédiatement dans la quête de l’insurrection perdue. Cette quête ne doit pas être interprétée comme une euphémisation de ce qui est advenu (ce qui serait un contre-sens, contre-sens souvent opéré dans la gestion journalistique et commémorative de l’insurrection) mais comme le signe de l’intensité de leur recherche artistique en situation d’insurrection et aussi de leur intériorisation par avance de la nécessaire attrition qui ne manquerait/n’avait pas manqué d’advenir après le retour à la normale.

La perception mise en crise par 68 désignerait donc également ce singulier régime du regard. Il se caractérise par une visée simultanément spontanéiste et métacritique, romantique et sociologique, idéologique et pratique. Armand Gatti finit par écrire une pièce qui s’appelle Les personnages de théâtre meurent aussi dans la rue. Il finit aussi par nommer « don quichottisme pur » la seule forme poétique viscéralement insurrectionnelle à ses yeux (GATTI, 1972 : 45). Ce régime singulier du regard fait peser l’exigence révolutionnaire, non plus sur la perception de la fleur grise du pavé ou de la toile blanche – dont la matérialité s’amenuise à mesure que le temps passe – mais sur un modus operandi, autant qu’un horizon destinal et une pratique sociale. Tout à fait cohérent au regard d’un contexte qui questionnait les incarnations concrètes des structures d’aliénation bourgeoise comme l’Auteur, l’Institution, l’Œuvre, il conduit à identifier une sorte d’insurrectionalisme artistique qui échapperait à toute entreprise de récupération, puisque, désormais, l’enjeu d’insurrection s’incarne dans des pratiques dématérialisées et non plus dans des œuvres, ce que Boris Gobille nomme des « régimes profanes d’écriture » (GOBILLE, 2008 : 274).

Boris Gobille étudie les pratiques d’écritures du CAEE, le Comité d’Action Étudiants- Écrivains et il note qu’elles ne donnèrent pas naissance à « beaucoup de textes » (GOBILLE, 2008 : 279). De l’invention insurgée, il demeure alors l’identification de l’« expérimentation d’une communauté poussée au plus loin » au sein de laquelle les anonymes ont « droit de cité » à égalité avec les professionnels de l’écriture qui s’oublient en tant que tels à fins d’écriture collective. Or, cette description, justement parce qu’elle s’autonomise de la question du corpus, ressemble furieusement à la tribune du lyrisme démocratique qui s’est expérimentée en 1848 : à la Chambre, tout d’abord, et ensuite dans la rue, dans les clubs et dont L’Éducation sentimentale de Flaubert mais aussi Choses vues de Hugo font le reportage romanesque et journalistique. En 1848, dans les clubs, on fustigeait les orateurs institutionnels et les tribunes parlementaires, tandis qu’aux tribunes officielles les orateurs ventriloquaient les voix des plus humbles pour se rendre audibles d’un auditoire élargi au pays réel (DUPART, 2012). En 1968, on fustige le statut symbolique d’auteurs, les notions d’« œuvre » et d’« auteur » et on tente de mettre en place des dispositifs d’écritures collectifs qui déboulonnent le statut symbolique de l’écrivain (GOBILLE, 2008 : 266). Si la place manque ici pour affiner la confrontation entre eux de tous ces phénomènes de rébellion et de résistance à un cadre préconçu d’organisation de la parole et de l’écriture s’exerçant hier (1968) et avant-hier (1848), on peut néanmoins d’ores et déjà poser le questionnement suivant : comment distinguer une identité immatriculée Mai 68 de toutes ces pratiques insurrectionnelles d’expressions a-subjectives, alors même qu’elles semblent toutes inhérentes au phénomène historico-pragmatique qu’est une insurrection ? Comment distinguer l’impersonnel à l’œuvre en 1848 de celui qui est à l’œuvre en 1968 ? Manque encore, semble-t-il, une définition de l’insurrectionalisme poétique propre à 1968 comparé à l’insurrectionalisme oratoire propre à 1848.

Qui plus est, ce questionnement et ce manque se compliquent triplement. Tout d’abord, parce que Boris Gobille s’appuie sur les formulations de Jacques Rancière concernant le « partage du sensible » pour décrire ce qui est advenu en 1968, alors même que Jacques Rancière, contemporain de Mai 1868, écrit en 2007 sur un corpus, certes, daté du dernier tiers du XIXᵉ siècle (Flaubert) mais qui décrit aussi des pratiques de représentations qui informaient déjà les tribunes populaires aux alentours de 1848 (RANCIERE, 1998 : 17 ; 2007 : 11-40). Ensuite, parce que des penseurs comme Proudhon et Marx, dans les années 1840, se sont eux aussi attachés à mettre en crise les figures de l’auteur et de l’œuvre en pratiquant des remises en causes des grands corpus romantiques et populaires (Lamartine et Eugène Sue) et en tentant de faire de la question de la création poétique et de l’inventivité artistique une question qui ne soit pas réservée à un personnel auctorial spécialisé mais soit le propre et l’intérêt de tous (PROUDHON, 1846 ) (MARX, ENGELS, 1845). Enfin, parce que les chercheurs qui, dans la période qui précède et qui suit Mai 68, ont travaillé sur la spécificité de la lyrique romantique, entre autres Pierre Albouy, mènent une réflexion très proche de cette réflexion sur l’impersonnel et la désubjectivation des pratiques poétiques en les transformant de facto en poétique (ALBOUY, 1974 : LI-LII). Pierre Albouy a-t-il projeté un cahier des charges « 68 » sur des pratiques romantiques antérieures, en le transformant efficacement en une série d’hypothèses de travail et d’axes de recherche ? Se retrouve-t-il alors l’inventeur d’une sorte d’« Hugo 68 » qui doit beaucoup au temps présent de la recherche ? Ou une mémoire insurrectionnelle et quarante-huitarde informe-t-elle souterrainement les questionnements propres à Mai 1868 concernant les modes démocratisés et horizontalisés d’écriture et de tribune pour essaimer jusqu’à la recherche scientifique même ? En l’état actuel de la recherche, il reste difficile de faire la part entre ces différentes hypothèses : la quête de la bascule insurrectionnelle et poétique en Mai 68 semble comme « capturée » dans une boucle historiographique qui reformulerait sur le plan scientifique la puissance projective et rétrospective d’une insurrection qui ne s’immobilise jamais, du discours à la création, du passé au présent, de la recherche à la documentation des sources. Subrepticement, au moyen d’une réception sous la forme d’une circulation – 1848 par 1968 et 1968 par 1848 – le réel est bel et bien entré dans l’Atelier, donc, en même temps qu’il semblerait aussi s’éloigner sur le fil d’une historicité trouble.

Hyper-révisionnisme

Mais, inversement – comme nous le disions plus haut – si l’Art doit faire insurrection, l’insurrection ne doit pas faire Art. Aussi, quand vient le moment du bilan, les Situationnistes dépensent une grande énergie à vilipender les « étudiants déguisés en prolétaires » qui font des « parodies ». Selon les Situationnistes, ces déguisements et ces parodies transforment l’insurrection en simulacre (Le Commencement d’une époque, 1968 : 583). Avec plus de recul, Schnapp et Vidal-Naquet racontent que « le mouvement étudiant n’a cessé de se masquer à lui-même sa propre réalité en empruntant le visage et le langage d’un mouvement prolétarien » (SCHNAPP, VIDAL-NAQUET, 1969 : 549). Point d’insurrection qui échappe à la scénographie dans son principe, donc. Mais cette scénographie qui était désignée en Mai 68 comme un critère d’inauthenticité, qui a été conçue ensuite comme un paradigme descriptif, s’est métamorphosé aujourd’hui en medium critique. Le théâtre et ses pratiques sont désormais mobilisés pour retrouver cette logique inconséquente de l’enchaînement temporel qui « défatalise » le cours de l’événement en lui rendant son caractère d’incertitude (BOUCHERON, MAZEAU, WAHNICH, 2017). Pourtant, si on « défatalise » – « défataliser », néologisme créé par Paul Ricœur lecteur de Raymond Aron (RICOEUR, 2000 : 445) – il y a un risque de perdre la possibilité de donner un sens à l’événement, à moins que ne s’explicitent au moyen de l’opération les bascules révolutionnaires du passé pour les rentre utiles à notre présent et créer ainsi « des passages pour transmettre une expérience inouïe » (WAHNICH, 2015 ; 2016). Cette démarche s’inscrit dans la tradition critique héritée de Marx puis de Brecht, selon laquelle les expérimentations politiques et formelles doivent être toujours réévaluées, afin de décider si oui ou non, elles sont rentables, productives, pour le contemporain. Or, cette entreprise ne peut faire l’impasse sur la discussion, le désaccord, la controverse, puisqu’elle implique un rapport discordant au passé de l’insurrection et au présent de son actualité possible. L’enjeu, pour identifier la bascule insurrectionnelle en matière artistique et poétique, devient alors, au-delà des enjeux de véracité historique et d’accusation de simulacre, une question d’engagement.

Et c’est pourquoi les relations des écrivains de 68 ont en commun une brièveté suspendue au-dessus d’un océan de déchirements politiques, puisqu’en insurrection, on est toujours le renégat ou le commissaire politique de quelqu’un, et cela, d’autant plus quand s’il s’agit d’évaluer la mesure insurrectionnelle propre au répertoire esthétique et poétique propre à chacun. De collaborateur de Tel Quel, écrivain encensé de La Cérémonie royale en 1960, Jean Thibaudeau se retrouve ainsi en 1972 rétrogradé rang de la créature suivante sous la plume de Philippe Sollers : « Or Thibaudeau n’est pas communiste, il est un membre hyper-révisionniste d’un parti révisionniste. Comme écrivain, on peut dire que cet hyper-révisionniste compte donc sur une institution révisionniste pour vendre sa camelote d’écrivain révisionniste. » (SOLLERS, 1972 : 7). Au-delà des querelles internes au sein du gauchisme nées ici de la proclamation par Tel Quel des « Positions du Mouvement de Juin 1971 », qui signe une rupture maoïste forte avec le PCF, on lit surtout que Thibaudeau salué en 1970 pour son récit si saisissant Mai 1968 en France comme un artiste « de la dialectique de la cantonade » (une référence à Brecht et à Althusser) ressuscitant le « principe moteur du théâtre brechtien » et même autorisant « une machine d’écriture révolutionnaire [en tant que] logique dialectique de la mise en scène, continue et discontinue, formellement appliquée aux conjonctures de n’importe quel objet historique » finit étrangement par tomber dans les égouts du réformisme bourgeois (SOLLERS, 1970 : 13-14). Deux ans ont passé et la ressaisie enthousiaste du récit Mai 68 en France s’est naturellement métamorphosée en déluge d’anathèmes. Dans L’Éducation Sentimentale, Sénécal avait commencé en Février par défendre l’Art social avec vigueur et il avait fini en Juin par trucider un ouvrier insurgé nommé Dussardier. La scénographie textuelle de l’excommunication engagée par Sollers poursuit la dénonciation des simulacres engagée par les Situationnistes : s’exercent dans l’immédiat post-1968 des modes d’évaluation critiques féroces qui condamnent au nom de critères externes aux événements mêmes. En revanche, à mesure qu’on s’éloigne des événements, les modes d’évaluation critiques cherchent moins à excommunier qu’à sauver ce qui peut être sauvé du passé. Délaissant la condamnation pour la transmission, l’enquête de la bascule poétique et insurrectionnelle peut donc difficilement sortir indemne des désirs de reconstruction mimétique du passé qui adviennent en anachronie et alors, dans les lieux d’exposition, dans les colloques, les ouvrages collectifs, l’insurrection redevient un Art mais un Art au second degré, cette fois, un Art rejoué sans que soit repensé franchement le lien entretenu de l’insurrection à l’Art, comme, par exemple, dans l’exposition Les Images en luttes. Ce qui se « défatalise » surtout, ce sont donc des modalités de réception perceptibles qui témoignent sans aucun doute d’un regain des temps présents pour l’insurrectionalisme mais ce regain s’exprime sur le mode le plus normalisé qu’il soit, puisque ce sont les institutions d’État qui financent ce rejeu insurrectionnel au second degré.

L’amour de la littérature ne fait véritablement pas problème. Ce qui fait problème, aujourd’hui, c’est la politique. Car, on se le demande, de ce côté où en sommes-nous ? Apparemment nulle part. Tandis qu’avec la littérature, nous voilà dans tous les cas dans les livres. (THIBAUDEAU, 1978 : 7)

Nous sommes le 1er mai 1978. C’est la date du dixième anniversaire de Mai 68 dans cet éditorial de la revue Digraphe déjà cité au commencement de ce parcours. De retour dans les livres, très loin du réel à transformer en même temps que l’écriture et l’art, la lente dévitalisation des expérimentations initiées en Mai 68 pouvait commencer.

Bibliographie primaire


Les Murs ont la parole [par Michèle Cotta], Paris, Tchou, 1968.
Mai 68. Affiches, texte de Jean Cassou, Paris, Tchou, 1968.
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« Notes éditoriales », Internationale Situationniste [IS], Le détournement comme négation et comme prélude, décembre 1958 (n°2), pp. 71-84, p. 79. Rééd. Paris, Fayard, 1997.
« Le Commencement d’une époque », Internationale Situationniste, n°12, sept. 1969, p. 571-602.
Les Enragés de Montgeron, « Le crachat sur l’offrande ! Enragés de tous les pays, unissez-vous ! » [vers le 20 mai 1968], in Journal de la commune étudiante, Texte et documents Novembre 1967-Juin 1968 [1969], Alain SCHNAPP et Pierre VIDAL-NAQUET, coll. « L’Univers historique », Paris, Seuil, 2018, p. 579-58.
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Bibliographie secondaire

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DUPART, Dominique, Le Lyrisme démocratique ou la naissance de l’éloquence romantique, coll. « Romantisme et modernités », Paris, Champion, 2012.
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RICOEUR, Paul, La Mémoire, l’histoire et l’oubli, coll. « Points Essais », Paris, Seuil, 2000.
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WAHNICH, Sophie, « La Révolution n’est pas un mythe mais une histoire vécue », Libération, entretien réalisé par Sonya Faure et Anastasia Vécrin, 22 octobre 2015. Disponible en ligne: http://www.liberation.fr/debats/2015/10/22/sophie-wahnich-la-revolution-n-est-pas-un-mythe-c-est-une-histoire-vecue_1408142
WAHNICH, Sophie, « Faire la révolution », Vacarme, Paris, Printemps 2016 (n°75), pp. 59-65. Disponible en ligne : https://vacarme.org/article2880.html


Notes

↑ 1 Merci à Philippe Roussin, qui m’a fait découvrir Jean Thibaudeau.

↑ 2 Ce développement doit beaucoup aux discussions au long cours menées avec Lise Wajeman.

↑ 3 Merci à Laurent Jeanpierre, qui m’a fait connaître ce texte.

Pour citer cet article :

Dominique DUPART, Comment perdre une lutte ?, L’imaginaire de Mai 68 dans la littérature contemporaine, Publifarum, n. 34, pubblicato il 00/00/2020, consultato il 24/04/2024, url: http://www.farum.it/publifarum/ezine_articles.php?id=447

 

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