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L’alternance codique arabe/français : emplois et fonctions

Abdelouahed MABROUR



Le paysage sociolinguistique au Maroc se caractérise par l'existence de plusieurs langues (et variétés de langue) régies par des règles historiques, sociopolitiques et culturelles bien déterminées.

Cette situation n'est pas propre au Maroc. Elle caractérise, à des degrés variables, certains pays du Maghreb, plus particulièrement l'Algérie et la Tunisie, les pays de l'Afrique subsaharienne et, d'une manière plus générale, les pays anciennement colonisés.

La particularité du "marché linguistique" d'un pays comme le Maroc réside dans le fait qu'outre la relation "ambiguë" qui existe entre les langues nationales, arabe et amazighe1, la confrontation s'étend à une langue "étrangère", voire à deux ou plus.

Les aspects les plus saillants de cette hétérogénéité linguistique relèvent de la nature des relations qui relient entre elles ces langues en présence. Dans la mesure où il est difficile, vu le temps qui nous est imparti, de faire le tour de cette question et de nous arrêter plus longuement aux différentes stations historiques qui ont façonné le paysage linguistique actuel, nous nous limiterons à donner un bref aperçu sur une cohabitation très controversée (pacifique pour certains, conflictuelle pour d'autres).

Considérons d'abord les langues nationales. Celles-ci sont au nombre de trois: l'arabe dialectal (AD), l'amazighe (A) et l'arabe standard (AS)2. Précisons que l'AD et l'AS se trouvent en situation diglossique3: la première langue est réservée aux domaines de la famille, de l'intimité, des locuteurs arabophones; la seconde couvre des domaines réservés habituellement à l'espace "lettré" (médias, enseignement, administration, diffusion des biens culturel,…). Elles répondent successivement à ce que FERGUSON (1959) désigne par Low Variety et High Variety. Ces deux codes se trouvent en situation de bilinguisme vis-à-vis de l'amazighe. Il est à remarquer que cette situation profite aux locuteurs arabophones dont la langue maternelle constitue la langue véhiculaire à l'échelle nationale. Il est à noter également que ni l'AD ni l'A ne sont des langues d'enseignement4.

Une fois à l'école5, le jeune apprenant se trouve confronté à une langue qu'il découvre pour la première fois. Bien qu'elle soit statutairement la langue officielle du pays, l'AS n'est la langue maternelle de personne. Elle est coupée de la réalité quotidienne. Deux ans plus tard, c'est-à-dire à partir de la troisième année primaire, le jeune écolier découvrira une deuxième langue, étrangère cette fois-ci à son environnement socioculturel parce qu'elle a ses racines en dehors du territoire national: le français.

Ainsi, outre le bilinguisme avec diglossie (FISHMAN 1971) et le trilinguisme pour les amazighophones, vient s'ajouter une langue qui va accentuer le déséquilibre constaté par l'introduction de l'AS. Au dualisme écrit/oral s'ajoutera un dualisme culturel (MOATASSIME 1992) qui va perturber davantage la vie "affective et intellectuelle" du jeune apprenant. Ayant commencé à assimiler la graphie et l'écriture arabe, il sera appelé à faire face au système de la trace latine (de gauche à droite) et à des sons qui sont étrangers aussi bien au système phonétique de sa langue première qu'à celui de l'arabe scolaire. Cette langue va l'accompagner d'une manière ou d'une autre, le long de sa scolarisation, au primaire, au secondaire et au supérieur, en tant que langue d'enseignement ou langue complémentaire. La présence de ce code ne se limite pas à l'environnement scolaire de l'apprenant, elle l'outrepasse pour concurrencer, et parfois occuper, plusieurs espaces habituellement réservés à la langue officielle: école, administration, médias, …

Cela nous amène à nous interroger sur le statut de la langue de l'ancien occupant: est-elle une langue étrangère au même titre que l'anglais ou l'espagnol, qu'on introduisait à partir du secondaire6? L'importance dont bénéficie le français fait que celui-ci ne remplit ni la fonction de simple langue étrangère (elle est la première langue étrangère au Maroc, elle est considérée aussi comme la langue de l'ouverture sur la modernité), ni celle d'une langue seconde comme c'est le cas de certains pays de l'Afrique francophone où le français est "appris pour enseigner d'autresmatières qu'elle-même (DUMONT et MAURER 1995: 192).

Si le Maroc avait connu cette situation avant et au lendemain de son indépendance (où les trois-quarts de l'emploi du temps pédagogique étaient occupés par un enseignement en langue française, MOATASSIME 1974, 1992), la politique d'arabisation, partielle au départ et complète aujourd'hui, du moins dans l'enseignement primaire et secondaire7, a sensiblement réduit l'espace que cette langue occupait pendant le protectorat et même jusqu'aux années 60 et 70. L'arabisation, un des quatre objectifs proclamés après l'indépendance, consiste, comme nous pouvons le lire dans un document de l'I.E.R.A (1989: 6), "à rendre à la langue arabe la place qu'elle avait perdu durant la période coloniale, c'est-à-dire lui permettre de remplir à nouveau pleinement son rôle de langue nationale assurant des fonctions de communication, de formation et de gestion à tous les niveaux et dans tous les secteurs de la vie collective".

Toutefois, d'aucuns accusent l'arabisation d'être à l'origine de la baisse de niveau en français: les apprenants d'aujourd'hui le manieraient moins aisément que leurs aînés et il serait connu par eux comme une langue écrite et lue beaucoup plus que comme une langue parlée et pratiquée.
Parmi les manifestations de cette cohabitation linguistique et culturelle assez controversée, on cite, très souvent, la pression interne qu'exerce la langue française, en tant que langue prêteuse, au niveau de l'emprunt et du mélange codique.

Le code switching, [appelé aussi “alternance codique”, “alternance de codes”, qualifié de “discours mélangé” (NISSABOURY, 1999), de “rencontre d’habitudes linguistiques” (CHARNET, 1999), de “heurt de deux langues (LAFONT, 1997)] a fait l'objet de nombreuses études se réclamant d'écoles, d'orientations et d'approches différentes. Perçu jusqu’à une date récente comme une pratique langagière “déviante”, “marginale et transitoire” (GUMPERZ 1989), le code switching commence à susciter un intérêt certain dans la littérature “-olinguistique” (psycho- et socio-). Entendu comme une manifestation d'un "bilinguisme idéal" (WEINREICH, 1953), comme un stade intermédiaire dans l'évolution linguistique d'une langue ou variété de langue entre l'emprunt et les interférences — "manifestations minimes du contact linguistique — et les pidgins" (GARDNER-CHLOROS, 1983), ou encore en tant qu’un signe de "décadence linguistique"8 (HOFFMANN, 1991), d“inculture” ou de “mutilation linguistique”.

Qu'est- ce que donc le code-switching ?

Il faut noter que les définitions abondent au point de s'opposer parfois9. On s'accorde, toutefois, à considérer cet aspect du contact linguistique comme:
"l'emploi de deux variétés linguistiques ou plus dans la même interaction (à l'exclusion des emprunts bien établis)"10.

D'autres travaux sont venus approfondir cette notion et, partant, en préciser la portée significative et méthodologique, en fonction de la diversité des situations où deux langues (ou deux variétés de langue) ou plus se trouvent, d'une manière ou d'une autre, en contact, mais aussi en fonction des particularités de ceux qui manipulent ces idiomes. D'ailleurs l'appellation "switching" évoque à l'esprit à la fois "le processus intellectuel et neurophysiologique lié à ce changement" et "le mode de parler où l'on change fréquemment de variétés" (gardner-chloros, 1983, p. 25).

"Switching", gérondif du verbe “to switch” :

a) off "éteindre"
b) on "mettre en marche"

“par extension sémantique” : changer, mais changer brutalement “plutôt que graduellement”

A ces deux approches, psycholinguistique et sociolinguistique, s'ajoute une troisième, une approche dite “intégrée” "visant à savoir non seulement quand le code-switching se produit, mais aussi comment, où et pourquoi" (SANKOFF et POPLACK, 1980).

Ces questions reprennent, de manière signifiée, celles soulevées dans un article célèbre du sociolinguiste américain FISHMAN11. Elles mettent en avant la complexité du phénomène à analyser.

Aux yeux de KACHRU (1978), le code-switching (à connotation psychologique) doit être distingué du "code-mixing" (à base linguistique : règles linguistiques, fonctionnelles) et du “odd-mixing” (un fourre-tout où sont regroupées les formes qui n'appartiennent ni au premier ni au deuxième).

MCLAUGHLIN va dans ce sens et considère que le code-switching concerne le changement de langue entre phrases ou propositions, tandis que le code-mixing est réservé à l'utilisation d'un lexème à l'intérieur d'une phrase ou d'une proposition. C'est ce que d'autres chercheurs désignent par code-switching intrapropositionnel et code-switching interpropositionnel. Cette situation s'apparente beaucoup plus à ce que NTHARKIRIYE (1999) appelle alternance de langue (passage de L1 à L2 dans la même interaction par le même locuteur) et qu’il oppose à la fois aux "choix de langue" (c. à. d. qu'un locuteur choisit une langue ou une variété de langue en fonction du choix du sujet de la communication) et au "changement de langue" (passage de L1 à L2 lorsqu’on change de tour de parole). Cette situation caractérise, à bien des égards, les communautés où prévaut un bilinguisme doublé d'une (di) ou (tri)glossie. Elle traduit un des multiples aspects du conflit linguistique, sachant que

"les formes de la domination, comme le souligne KREMNITZ [ (1981, pp. 65-66), vont de celles qui sont clairement répressives (…) jusqu'à celles qui sont tolérantes sur le plan politique et dont la force répressive est essentiellement idéologique", et sachant également qu’"un conflit linguistique peut être latent ou aigu, selon les conditions sociales, culturelles et politiques de la société dans laquelle il se présente" (Idem).

La société marocaine12 (pour ne pas dire maghrébine), “chantier porteur de tensions” (LAROUSSI, 1997) linguistiques et culturelles, offre un échantillon représentatif de ce que peut être l'alternance dans les conversations de locuteurs marocains ayant en partage, à des degrés fort variés, le maniement de deux codes ou plus, plus particulièrement l'arabe (marocain, médian, standard) et le français, considéré comme langue “étrangère”, seconde”, “privilégiée”, …

Un simple coup d'œil sur le corpus présenté ici sous forme de séquences de documents audiovisuels, montrerait, la grande variété et partant la complexité du phénomène à analyser, aussi bien au niveau micro(socio)linguistique (inhérent à l'acte de parole) qu'au niveau macro(socio)linguistique (se rapportant aux domaines d'emploi).

Les sept ou huit minutes qu'on vient de visionner (en plus de bien d’autres séquences)13 comportent plus de cent tours de parole. Les locuteurs sont des deux sexes, de différentes tranches d’âge et appartiennent très manifestement à des milieux socio-professionnels très variés. La langue de base est très souvent l'une des variétés de l'arabe, à l'exception de l'énoncé 12 où le discours primaire, d’abord en arabe, se matérialise, orienté en cela par l’intervention directe de l’animatrice, à un moment du débat, en français14:

L1: ka-nactabar l-maraksijja ka-manhaZ djal d-dinamijja l-’iZtimacijja la ’akkal la ’ktar (...)

l-li hijja la praxis ma∫i l-lmumarasa 'in†ilakan məl -kadiÌin kan-karrb-u ’ktar məl-Ìakika (…)

məlmutakkaf-in u la classe …nasmən ’al-barlaman

[Je considère le marxisme comme une méthode de dynamique sociale, ni plus ni moins (…) (qui) c’est la praxis et non la pratique (c’est au contact des prolétaires que nous nous rapprochons de la vérité (…) des intellectuels ou de la classe… du parlement…]

L2 : Vous pouvez parler en français jəmkən lək tkəlləm bəl-faransijja si cela…

L1 : (…) lequel lui-même fonde la primauté de l’action chez les travailleurs
’al-kadiÌin bi∫akl camm : ’al-cummal wal-fallaÌ-in15.

Le changement de langue est très rare: 12 et 25 (2M émission pour enfants).

L1 (animatrice de l’émission) ; L2 (le clown qui l’accompagne)

L1 : Mais d’abord, c’est quoi ça ? C’est quoi cette ficelle ?

L2 : hada waÌəd l-lacb Zdid djali

[C’est un nouveau jeu (à moi)]

L1 : lacb Zdid djalək ?

[Un nouveau jeu à toi ?]

L2 : ijjeh

[oui]

L1 : u∫nu huwwa had l-lacb a Pika ?

[C’est quoi ce jeu, Pika ?]

L2 : hada rah macruf had l-lacb. nti l-li ma-katcarfih-∫ (…)

[Ce jeu est (très) connu. C’est toi qui l’ignore]

L1 : kanacraf mnin kan-fiammad cinijja katdir fiir les bêtises.

[(ce que je sais c’est) lorsque je ferme les yeux, tu (ne) fais (que) des bêtises]

L2 : (…) ma-fiandir-∫ les bêtises (…)

[je ne ferai pas de bêtises]

L1 : ma-fiaddir-∫ les bêtises (…) had le jeu fih la ficelle (…) kataqba† zacma la ficelle…

[Tu ne feras pas de bêtises. (dans ce jeu) il y a la ficelle. (…) Tu fais semblant de tenir la ficelle…]16

Presque toutes les parties du discours sont affectées par l'alternance de langues (nom, adj., adv., prép., conjonction, verbe), mais pas de la même manière. La présence des substantifs est très significative et dépasse de loin celle des autres catégories lexicales.

Pour les occurrences alternées, nous avons compté :

Table1

noms ou groupes nominaux
83
adjectifs ou groupes adjectivaux
13
adverbes
09
prépositions
06
verbes
05

La classe des verbes présente une particularité morphologique qu’on désigne par “alternance intralexicale” et qui consiste à mettre ensemble deux matérialités linguistiques des deux langues objet de l’alternance :

radical (L2) + désinences (L1)

En outre, le corpus compte :

Table2

présentatifs
02
propositions ou membres d'une proposition


46

Nous avons relevé également ce qu'on appelle "emblematic-switching" ou "tag-switching", du type “oui”, “d'accord”, “oh!”, “Eh!”, c’est-à-dire des éléments qui viennent ponctuer une interaction.

Cette liste appelle quelques observations :

*Il apparaît, à l’examen de ces exemples, que la composante lexicale, plus particulièrement ce qu'on appelle les morphèmes lexicaux (morphèmes du 1er rang, à l'exception des verbes) sont les plus touchés par ce phénomène. Les éléments grammaticaux n'apparaissent que très rarement. Cela appuie l'idée que la langue de prestige, ici le français, offre généralement la structure lexicale et que la langue minorée se limite aux unités élémentaires, c'est-à-dire aux items grammaticaux. Ce qui revient à dire que le locuteur a tendance à transposer sur les structures de L2 celles de sa langue maternelle ;

*Certains substantifs sont accompagnés de déterminants de la langue non-marquée (l’arabe marocain) :

L1 : jacni hnaja s-système scolaire djal-hum ∫wijja maXtaləf cla djal l-mafirib

[… c’est-à-dire qu’ici (au Mexique) le (leur) système scolaire est (un peu) différent de celui du Maroc ](En. 4)17

*Certains substantifs sont introduits par des propositions de la langue de base :

L1 : katabqa camalijja djal s-sablage

[Reste l’opération de sablage…] (En. 10)18

*Le nom français est suivi d'un déterminant possessif en arabe marocain :

L1 : l-patron djal-na ka-jddaci ma-candu-∫ ləflus.

[notre patron prétend qu’il n’a pas d’argent (de quoi nous payer) ] (En. 14)19

*Un nom français rattaché à un nom en arabe standard par une cheville en arabe marocain :

L1 : …kajən un multifonctionnement djal Zmic l-mudiriyy-at

[il y a un multifonctionnement de toutes les directions…] (En. 17)20

*Un nom français déterminant (sans préposition) un nom (emprunt) en arabe marocain :

L1 : li’anna l-mo†or deux places …, cla∫ ma-candi-∫ l- Ìaq.

[Parce que la moto deux places…, pourquoi je n’ai pas le droit ?] (En. 18)21

* les seuls verbes que nous avons pu relever sont versés dans le moule morphologique de l'arabe marocain :

L1 : … kan-Ìawl-u n-tu∫-iw les réglages djal (…) les réglages djal les flairs, les réglages djal le noir …

[nous essayons de toucher les (de procéder au) réglage des flairs et du noir] (En. 22)22

L1 : …u-’ana waTiq bi ’anna-na fiad-in-ba†ew r-record djal l’année dernière ’in ∫a’a l-lah.

je suis certain que nous battrons le record de l’année dernière (si Dieu le veut)] (En. 30)23

L1 : kan Ìawl-u n-samplif-iw d-dessin (…) kan Ìawl-u n-kalki-wəh

[nous essayons de simplifier le dessin (…) de la calquer…] (En. 28)24

*un adjectif français relié par une préposition en arabe marocain à un nom français :

L1 : un atelier djal ’anniZara équipé b-les machines dyalu.

[un atelier de menuiserie équipé de (ses) machines] (En. 5)25

*un sujet en arabe marocain et un attribut en français :

L1 : … ’al’imkanijj-at katkun bÌal une bourse, bÌal waÌəd l-minÌa
Ìətta ba∫ dir dwa ba∫ dir hadka-tkun motivé, ka-tkun eh eh.

[les moyens sous forme d’une bourse, comme une bourse.
même pour se soigner, pour… tu es motivé, tu es…] (En. 27)26

*un nom en arabe marocain qualifié par un adjectif en français :

L1 : … fiir mca s-sijjara djal-i privée, même ma voiture privée, waÌəd l-marra f-tlata djal l-lil

[avec ma voiture privée, même ma voiture privée, une fois à trois heures du matin] (En. 20)27

Il n'est pas dans notre intention, dans ce bref exposé, d'établir une grammaire de l'alternance des codes. Le nombre d'occurrences que nous avons relevées jusqu'à présent et le nombre de situations observées ne le permettent pas encore.

Toutefois, il n'est pas inutile d’examiner la répartition des éléments alternés à l'intérieur d'une phrase ou un ensemble de phrases, tout en gardant présent à l’esprit, bien évidemment, que les réalisations sont parfois très fluctuantes et peuvent varier d’un locuteur à un autre. Cela pourrait donner une idée des contraintes qui pèsent sur l'agencement des éléments dans une structure déterminée.
Reste la ou les fonction (s) de cet aspect du contact linguistique. Nous estimons que celle(s)-ci ne peu(ven)t être saisie(s) qu'à travers le sens qu'acquiert le switch aussi bien pour l'individu, le groupe d'appartenance que pour la société dans ses spécificités linguistiques et culturelles. Si on arrive à dégager facilement quelques fonctions comme

— le renforcement d'un message par l'auto-traduction en tant que stratégie communicative, (dire un message dans une L1 et le répéter dans L2) :

L1 : (…) wə-l- film nida’ c'est un hymne à la connaissance c'est un nida’ li-l-macrifa wa nida’ l-l- bidafioZZija

[ … et le film, c’est un hymne à la connaissance, c’est un hymne à la pédagogie] (En. 7)28

L1 : at-taµwir jacni l'image ka-µoura kanat ra’ica…

[l’image était excellente] (En. 15)29

— la citation :

L1: … kat-m∫-u l-masr aw l-surja (…) ba∫ j-qaddru-kum ’aÌsan li’anna kimma taj-qul-u bə-l-faransiyya: Personne n'est prophète dans son pays

[Vous allez en Egypte ou en Série pour que vous soyez mieux appréciés (là-bas), car comme on dit en français : personne n’est prophète dans son pays] (En. 11).30

— le fait de pallier un manque lexical, particulièrement dans le domaine technique31:

L1 : … après candna un département électrique ka-jt-kawwən mən maZmuca djal les projecteurs, par exemple : les pieds, les caméras, l-kablaZ tout ce qui concerne l-kablaZ et l’éclairage. un atelier djal ’an-niZara équipé b- les machines djalu.

candna un autre atelier djal l- plâtre l-li kat-µawwəb fih maZmuca djal l-lawazim l-li ka-tXaµ
l-gəbµ.

après un atelier djal la teinture djal les costumes l-li kat-µbafi (…) plus d’autres hangars l-li ka-təstacml-u l-stock djal l-matériel.

plus que ça candna d’autres bureaux, taqriban trente bureaux l-li ka-taxd-u la production ka-təstacml-u l-’idara.

[… (après) nous avons un département électrique qui compte plusieurs projecteurs, (par exemple), des pieds, des caméras, tout ce qui concerne le câblage et l’éclairage ; un atelier de menuiserie équipé de machines. Nous avons (également) un atelier de plâtre pour la construction d’objets en plâtre ; un atelier de teinture des costumes ; en plus d’autres hangars pour stocker le matériel. Nous disposons de (autres) bureaux, une trentaine à peu près qu’occupent la production et l’administration.] (En. 5)32

Les autres exemples renferment des paramètres qu'il faut élucider en prenant en considération :

— les indications du sujet parlant face à son interlocuteur (“histoire linguistique” personnelle (lafont, 1997), habitudes acquises, sentiment d’infériorité ou de supériorité, désir d’afficher son appartenance ou son identification un groupe social déterminé,

— les circonstances de l'énonciation, autrement dit, les contraintes, quand elles existent, du contexte social et qui pèsent, d’une manière ou d’une autre, sur les situations dans laquelle s’effectue la communication,

— le contexte général d'une société caractérisée par une "désorganisation linguistique" (absence de politique/planification linguistique claire, arabisation boiteuse,…), un bilinguisme “sauvage” (MOATASSIME, 1974), déséquilibré soulignant l’incapacité du sujet bilingue (scolaire) à acquérir de manière correcte et satisfaisante les deux idiomes et de les maintenir séparés. Car comme l’affirme CH. FITOURY (1983, p. 47) :

"Il suffit de tendre l'oreille dans les couloirs de l'université ou dans les lieux publics pour se rendre compte de l'état de délabrement dans lequel se trouve la langue de toute cette catégorie de la population qui a été initiée, par le jeu de la socialisation, au bilinguisme et au biculturalisme. Ce langage intermédiaire entre l'arabe et le français qu'utilisent les catégories construites de la population traduit bien l'ambiguïté produite par l'acculturation et que d'aucuns considèrent comme l'annonce d'une "culture de transition", laquelle serait le résultat pathologique de l'acculturation subie pendant plus d'un siècle".

Dans ce contexte, le français, dont le statut reste encore ambigu, laisse apparaître une image de plus en plus “paradoxale”, une image très souvent ballottée entre fascination (attachement à cette langue associée à la modernité, à l’ouverture d’esprit et surtout à son utilité sur le marché de l’emploi, sur le marché des bien symboliques,…) et répulsion (stigmate de l’acculturation, “dépendance culturelle”, “destruction de la personnalité individuelle et collective”, …).

Nous estimons que le français, tel qu’il est pratiqué par le sujet (scolaire) marocain, tel qu’il est vécu et senti par une partie non négligeable de la population locale, en référence, bien entendu, aux lois du “marché linguistique”, aux “valeurs” socio-culturelles, échappe, dans l’état actuel des choses, aux notions de “langue seconde”, et de “langue étrangère”…

Quelques symboles utilisés

Voyelle :

ə = centrale non arrondie

Consonnes :

fi = fricative, sonore, vélaire

’ = laryngale, sourde, occlusive

∫ = fricative, sourde, chuintante

Z = fricative, sonore, chuintante

X = fricative, sourde, vélaire (ex. : crabe)

c = fricative, sonore, pharyngale

Ì = fricative, sourde, pharyngale

q = occlusive, sourde, uvulaire

† = occlusive, sourde, apico-dentale, emphatique (ex. : tarte)

t = occlusive, sourde, affriquée, non emphatique (ex. : tiroir).

Références bibliographiques :

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J. A. FISHMAN, “ Who Speaks What Language to whom and when ? ”, in Linguistique, N°2, 1965.
Ch. FITOURY, Biculturalisme, bilinguisme et éducation, Paris-Neuchâtel, Niestlé-Delachaux, 1983.
P. GARDNER-CHLOROS, “ Code-switching : approches principales et perspectives ”, in La linguistique, vol. 19, 1983.
J. GUMPERZ, Sociolinguistique interactionnelle, une approche interactive, Paris, l’Harmattan, 1989.
Ch. HOFFMANN, An Introduction to Bilinguisme, London, Longman, 1991.
B. KACHRU, “ Code-mixing as a Communicative Strategy in India ”, in GURT, 1978.
G. KREMNITZ, “ Du bilinguisme au conflit linguistique, cheminement de termes et de concepts ”, in Langages n° 61, 1981.
R. LAFONT Quarante ans de sociolinguistique à la périphérie, Paris, l’Harmattan. (1997).
F. LAROUSSI, “ Plurilinguisme et identités au Maghreb en quels termes les dire?, ” in (Sous la direction de F. LAROUSSI), Plurilinguisme et identités au Maghreb, Rouen, P.U.R., 1997.
C. MYERS-SCOTTON & A. BOLONYAI, “Calculating Speakers : Codeswitching in a Rational Choice Model”, in Language and Society, 30., 2001.
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A. MOATASSIME, “ Le bilinguisme sauvage ”, in Tiers-Monde, n°59-60, 1974.
A. NISSABOURY, “ Arabophones et francophones du Maroc : un bilinguisme dynamique ”, in Revue québécoise de linguistique, n°1, 1999.
M. NTAHARKIRIYE, “ Alternance de langues et conflit linguistique : analyse des alternances intralexicales produites par les bilingues français-kirudi ”, in Revue québécoise de linguistique, vol. 27, n° 1., 1999.
M. RIGUET, “ Les effets du système éducatif. Deux tests ”, in Attitudes et représentations liées à l’emploi du bilinguisme. Analyse du cas tunisien, Paris, Publications de la Sorbonne, 1984.
D. SANKOFF et S. POPLACK, “ A Formal Grammar for Code-Switching, in Working Paper n° 8, 1980.
P. WALD, “ Catégories de locuteurs et catégories de langues dans l’usage du français en Afrique ”, in Langue et Société, n° 52, juin, 1990.


Notes

↑ 1 L'appellation "amazighe" paraît, aux yeux de A. BOUKOUS, moins marquée et plus apte à rendre compte de la spécificité de ce code que les appellations "berbère" ou "tamazight". (Pour plus de détails cf. BOUKOUS 1995).

↑ 2 D'aucuns considèrent l'arabe dialectal comme une variété de l'arabe standard.

↑ 3 A. YOUSSI (1983: 79) parle d'une situation triglossique où se positionne, entre AD et AS, une variété intermédiaire qu'il appelle arabe médian.

↑ 4 Depuis la création de l'IRCAM (Institut Royal de la Culture Amazighe), l'enseignement de l'amazighe s'introduit progressivement dans plusieurs écoles primaires à l'échelle nationale.

↑ 5 A l'âge de six ans dans l'enseignement public; un peu moins dans l'enseignement préscolaire privé.

↑ 6 Les nouvelles dispositions pédagogiques la deuxième langue étrangère est introduite à partir de la sixième année primaire. Un des paradoxes du système de l'enseignement au Maroc est que l'apprenant à l'université poursuit en français un enseignement (matières scientifiques) qu'il a suivi en arabe pendant sa scolarité primaire et secondaire.

↑ 7 "L’enseignement supérieur scientifique et technique est assuré en langue française"

↑ 8 “Linguistic decay”.

↑ 9 “ L’alternance codique dans la conversation peut se définir comme la juxtaposition à l’intérieur d’un même échange verbal de passages où le discours appartient à deux systèmes ou sous-systèmes grammaticaux différents. Le plus souvent l’alternance prend la forme de deux phrases qui se suivent. Comme lorsqu’un locuteur utilise une seconde langue soit pour réitérer son message soit pour répondre à l’affirmation de quelqu’un d’autre ” (GUMPERZ, 1989, p. 57). Le code switching “ présuppose le maintien de deux systèmes distincts ” (LÜDI, 1986, p. 156, cité par CHARNET, 1999). L’alternance codique est “ la juxtaposition de phrases ou de segments de phrases, cohérents et fidèles aux règles morphologiques et syntaxiques de la langue de provenance ” (PUJOL, 1991, p. 40, cité par CHARNET, 1999). “ L’alternance codique est le fait de mêler sans les mélanger deux langues (ou plus) dans des prises de paroles… " (CHARNET, 1999, p. 138).

↑ 10 “The use of two or more linguistics varieties within the same interactions (excluding well-established loans" (C.MEYER -SCOTTON et W. URY, 1977 cité dans GARDNER-CHLOROS, 1983, p. 22).

↑ 11j. A. FISHMAN, “Who speaks what language to whom and when ?, in Linguistique, N°2, 1965.

↑ 12 Société caractérisée par la présence de plusieurs langues et variétés de langue entretenant des rapports particuliers (Cf. A. BELHAJ et A. MABROUR, 2001).

↑ 13 j'ai enregistré plus de 12 heures de conversations. Pour des raisons méthodologiques, je me suis limité aux situations authentiques (reportage, micro- trottoir, entretien, …), laissant de côté les échanges de paroles observés dans la publicité, les chansons, les films, les pièces de théâtre,…

↑ 14 En italique : l’arabe (standard ou intermédiaire) ; mots soulignés : arabe marocain ; mots double soulignés : emprunts.

↑ 15 extrait de l’émission fi ’al-wajiha (au premier plan), 2000. (Emission en arabe animée par Fatima LOUKILI et diffusée par 2M, chaîne nationale bilingue.

↑ 16 Emission quotidienne pour enfants animée par une jeune fille (bouchra) et un clown (pika) et diffusée par 2M.

↑ 17 Il s’agit d’un reportage diffusé par 2M en décembre 2000 sur le sentiment des Marocains vivant à l’étranger pendant le mois du Ramadan. Les propos recueillis sont ceux d’un jeune étudiant vivant au Mexique.

↑ 18 Extrait d’une émission féminine (fada’ ‘al-mar’a (l’espace de la femme) hebdomadaire diffusée sur la première chaîne nationale (TVM). (décembre 2000).

↑ 19 Reportage sur les problèmes que vit le secteur textile au Maroc diffusé sur TVM. Propos d’une jeune employée.

↑ 20 Emission sportive hebdomadaire en arabe diffusée sur 2M.

↑ 21 Reportage sur les “motos-taxis” à Casablanca diffusé sur 2M (télé journal).

↑ 22 Reportage sur le travail des techniciens de la télévision. (2M)

↑ 23 Reportage sur la campagne de solidarité. Emission “biladi” (TVM).

↑ 24 Emission féminine de décoration. TVM.

↑ 25 Reportage sur les studios Amardil à Ouarzazate. Il s’agit d’un jeune technicien présentant les studios. [Emission diffusée sur 2M. 2000].

↑ 26 Emission diffusée sur 2M.

↑ 27 “Biladi” (ma patrie), émission consacrée aux ressortissants marocains à l’étranger. Diffusée sur TVM.

↑ 28 Emission sur le cinéma marocain diffusée sur 2M (décembre 2000). Les propos d’un distributeur.

↑ 29 Emission sur le cinéma présentée par Fatima KHAYR sur TVM.

↑ 30 Soirée de variétés diffusée sur TVM. décembre. 2000. Propos d’un acteur comédien (B. SKIRAJ).

↑ 31 Est-il besoin de souligner l’importance que revêt la compétence lexicale dans la pratique d’un idiome, qu’il soit maternel, second ou étranger. Nommer les objets, les sentiments et les notions passe en première position aux yeux du sujet parlant.

↑ 32 Reportage sur les studios Amardil à Ouarzazate. Il s’agit d’un jeune technicien présentant les studios. [Emission diffusée sur 2M. 2000].

Pour citer cet article :

Abdelouahed MABROUR, L’alternance codique arabe/français : emplois et fonctions, Constellations francophones, Publifarum, n. 7, pubblicato il 20/12/2007, consultato il 25/04/2024, url: http://www.farum.it/publifarum/ezine_articles.php?id=67

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482

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