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La question de la violence. Manchette et après

Dominique RABATÉ



Résumé 

Partant de l’affirmation de Jean-Christophe Bailly qu’en Mai 68 « la mort fut absente », j’analyse la nature du « mouvement » et la définition paradoxale de la violence révolutionnaire. La condamnation du terrorisme est très tôt engagée par Manchette dans Nada (1972) et mène à suivre le décalage de l’action terroriste en France, comparée à l’Allemagne et l’Italie. Je suis sa représentation chez Rolin et Riboulet comme dans le film de Lucas Belvaux : Cavale.

Abstract

Starting with the assertion made by Jean-Christophe Bailly that in Mai 68 « death was absent », I analyse the nature of the « movement » and its paradoxical definition of revolutionnary violence. Manchette condamns terrorism very early with Nada (1972). It leads to understand why terrorism happened in a belated way in France, compared with Germany and Italy. I see how it is developed by Rolin and Riboulet and also in Lucas Belvaux’s film : Cavale.

Commençons avec une remarque de Jean-Christophe Bailly dans Un arbre en mai1. Parlant des premières manifestations ou des premières émeutes de Mai 68, il souligne qu’il n’y eut pas de mort. Ce furent des « combats de rue sans tirs à balle et sans morts » (BAILLY, 2018 : 50). Il crédite, comme on le fait souvent, le Préfet de police Grimaud de cette modération, mais va plus loin en notant que les « événements de Mai » (je reviendrai sur cette appellation) n’ont pas « basculé dans la tragédie » (BAILLY, 2018 : 50). Si certains semblent faire reproche de cette absence de toute dimension tragique, l’écrivain veut au contraire reconnaître que toute l’époque était « abreuvée » (BAILLY, 2018 : 51) de cette atmosphère, dont Mai 68 s’exempte par une sorte de grâce particulière qui en détermine même « l’essence ». Bailly ajoute en effet : « peut-être pourrait-on dire que de Mai la mort fut absente »2 (BAILLY, 2018 : 51). C’est à cette absence que tient la légèreté de Mai, son imprévisibilité heureuse ; c’est elle qui fait de ces événements à la fois une « strate » mémorielle mais aussi une « césure » dans la vie de ceux et celles qui y ont participé. L’écrivain y voit avec le recul des années un « mélange d’invincibilité chanceuse et de pure défaite » (BAILLY, 2018 : 52).

Ce rappel est important, parce qu’il engage à revenir sur la question de la violence en 68, sur le rapport de ces événements à la violence et à la mort. Peut-être d’ailleurs que c’est d’emblée la nature révolutionnaire ou non de ces journées qui y est impliquée. Car c’est bien le problème de la violence révolutionnaire, entendue comme réponse légitime à la violence de l’État, dont elle est la contre-poussée nécessaire, qui se trouve posé. C’est cette dimension que je voudrais examiner dans ce qui constitue pour nous l’héritage de 68. Je le ferai en suivant quelques pistes plus ou moins récentes, avec la conscience que le faire ici, à Rome, donne à cette question une résonance particulière. C’est en effet revenir sur la différence entre France et Italie (ou Allemagne) dans les années qui ont suivi, dans le basculement ou non du côté du terrorisme d’extrême-gauche, ou sur le tournant dans la lutte armée selon la perspective politique. Car si ce tournant eut lieu en France, c’est avec Action Directe au prix d’un décalage temporel important, qui rend le mouvement d’emblée quasi anachronique. Je n’oublie donc pas que ce cinquantième anniversaire des événements de Mai est aussi le quarantième anniversaire de l’assassinat d’Aldo Moro, retrouvé mort le 9 mai 1978.

1. « La mort fut absente » ?

Dans la conscience collective comme dans la réflexion de Jean-Christophe Bailly, les événements de Mai furent donc sans martyrs. Il leur manque la figure sacrificielle du héros tombé pour le peuple. Ce point nécessite certaines mises au point. Car des morts, il y en eut véritablement, et des violences aussi, insurrectionnelles sur le modèle des barricades révolutionnaires parisiennes. Il faut donc rappeler l’étudiant Philippe Matérion, tué le 30 mai par un tir tendu de policier. Peut-être Bailly pense-t-il quand il évoque cette question aux premières manifestations du 10 mai. Et le lycéen Gilles Tautin meurt le 10 juin, noyé dans la Seine, en essayant d’échapper aux forces de l’ordre. Il faut aussi compter deux morts à Sochaux et un dans le Calvados dans la même période.

Le film de Jean-Luc Mangeron, Mai 68, la belle ouvrage, qui est sorti en 1969, revient opportunément sur les écrans en ce moment pour rappeler de manière démonstrative que les violences policières furent nombreuses et brutales : usages de gaz asphyxiants, tirs de grenade à jet tendu, tabassages systématiques, viols dans les commissariats. La répression ne fut donc pas aussi aimable qu’on le croit souvent, pas aussi retenue ou modérée qu’on le pense. Mais elle n’a pas fait état de martyr, pas de nom qui incarne la mémoire collective des ces semaines d’émeutes et de manifestations. Le premier mort qui joue ce rôle est Pierre Overney, militant ouvrier de la Gauche Prolétarienne, tué le 25 février 1972 par le vigile des usines Renault, Tramoni. On sait que c’est en réaction à ce meurtre que la NRP (branche armée et clandestine de la GP) décida l’enlèvement de Robert Nogrette, chef-adjoint à Billancourt. Mais il fut libéré deux jours plus tard, sur décision de Benny Lévy.

La Gauche Prolétarienne renonça ainsi à la vengeance révolutionnaire et fit le choix d’une désescalade dans la violence. Peut-être Lévy, comme d’autres dirigeants juifs des mouvements d’extrême-gauche, ne voulait pas se solidariser d’actions terroristes qui deviennent à partir des années 70 le fait des groupes palestiniens, et une partie de l’extrême-gauche française regarde avec méfiance le procès fait à Israël, qui peut facilement virer à l’antisémitisme. Tramoni n’est condamné qu’à quatre ans de prison. Il est libéré en octobre 1974, mais sera assassiné par les NAPAP (Noyaux Armés Pour l’Autonomie Populaire) le 23 mars 1977. Les NAPAP forment l’année suivante un des noyaux de ce qui devient en 1978 Action Directe.

Mai 68 n’est donc pas encore sous le signe de la violence révolutionnaire armée. Et il est toujours délicat de trancher où s’arrête ce qu’on appelle ainsi, et s’il faut englober les années 70, et en ce cas jusqu’à quelle date qui tienne lieu de coupure. C’est donc bien la nature des « événements de Mai » qui est en cause, ne serait-ce qu’avec l’expression d’« événements » qui ne statue pas sur la nature révolutionnaire de ces mois. Personne ne conteste le caractère insurrectionnel de la révolte de Mai, qui fut suivie d’une grève générale d’une ampleur inédite. Mais cela fut fait sans organisation armée, sans pensée d’un coup d’État, et le pouvoir gaulliste vacilla sans qu’il fût besoin de le menacer par une violence organisée.

Peut-être que le souvenir récent de la Guerre d’Algérie y est pour quelque chose – souvenir ranimé par le voyage en Allemagne du Général de Gaulle parti consulter Massu. Car le terrorisme dans les années 60 en France porte le triste et sanglant visage de l’OAS, c’est-à-dire d’une violence d’extrême-droite raciste. Il faut aussi rendre à Maurice Grimaud sa part dans la relative retenue des forces de l’ordre. Bailly le fait à juste titre. Ancien mendésiste, Grimaud refuse la répression brutale. Il est obsédé de ne pas rester dans l’Histoire comme un nouveau Préfet Chiappe, comme le montrent ses Mémoires3. Succédant heureusement à Maurice Papon qui avait, pour sa part, très violemment réprimé les manifestations pro-FLN du 17 octobre 1961 et qui s’est aussi tristement illustré avec les morts de Charonne le 8 février 1962, Grimaud a une toute autre conception de sa fonction. Il faut rappeler le discours qu’il adresse aux forces de police le 29 mai 1968 (certes avec un peu de retard). Il y déclare : « Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière »4.

Cette modération réelle va dans le sens de la politique suivie par Georges Pompidou, qui choisit tactiquement de laisser durer le mouvement, persuadé que la réaction de l’opinion publique sera en sa faveur. Le triomphe de la droite aux législatives de fin juin lui donnera amplement raison. Mais c’est aussi qu’il a déminé très rapidement l’alliance possible entre ouvriers et étudiants en signant les Accords de Grenelle qui marquent des avancées sociales indéniables et de substantielles augmentations de salaire, qu’on peut aussi bien voir comme le juste rattrapage des années de boom économique passées. En s’appuyant implicitement sur le Parti Communiste Français, il coupe l’herbe sous les pieds de l’extrême-gauche.

Mais il faut tout autant rappeler la nature profondément anti-stalinienne, et anti-léniniste de Mai 68. C’est bien un mouvement anti-autoritaire et libertaire qui prend le devant. Et cela interdit de penser une organisation militaire parallèle ou clandestine, une stratégie de conquête du pouvoir qui n’est pas le but immédiat des événements. Le nom presque oxymorique de « mao-spontex » dit ce mélange de radicalité politique et de refus d’un embrigadement de type léniniste.

Cette dualité se voit aussi dans les slogans restés célèbres de Mai. D’un côté, on trouve les dénonciations classiques de l’appareil d’État avec « CRS = SS » (slogan repris aux grandes manifestations ouvrières dans le Nord en 1947) ou « À bas l’État policier ». Mais les plus marquants sont sous le signe d’une émancipation plus large, et d’une libération qui vise à dissoudre toute forme d’assujettissement si l’on pense à « Sous les pavés, la plage » ou à « Jouissez sans entraves ». Le mouvement de Mai se fait sans leader unique, sans discipline unique ; il est volontairement multipolaire et spontané, comme le théorisent aussitôt certains de ses membres, notamment dans le Comité d’action étudiants-écrivains. C’est la force anonyme qui est mise en avant, c’est la libération d’une parole collective sans auteur qui est célébrée.

Dans Nous sommes tous la pègre, Jean-François Hamel a bien analysé les positions de Blanchot ou de Mascolo, à travers les tracts et déclarations du Comité. Il souligne que pour eux Mai 68 n’est pas vraiment une révolution, mais l’avènement d’un désœuvrement radical. Il note justement que cela marque un « effondrement fulgurant de toute organisation de la collectivité, la suspension des principes et des normes » (HAMEL, 2018 : 118). Fidèle à une constante de sa pensée, Blanchot refuse toute dialectisation de ce qui se passe alors. Il reste farouchement anti-hégélien, et donc anti-marxiste sur ce point. Dans « Rupture du temps : révolution », un des écrits du Comité, on peut lire : « Dans cet arrêt, la société de part en part se défait. La loi s’effondre. La transgression s’accomplit : c’est pour un instant l’innocence ; l’histoire interrompue » (HAMEL, 2018 : 129)5. Il faut souligner, dans cette déclaration toute au présent, le « pour un instant » qui marque bien qu’il ne serait y avoir vraiment de devenir. Et insister sur cette « interruption » du procès même de l’Histoire que Blanchot veut y lire, dans le sillage de Walter Benjamin qu’il cite et traduit.

Mai 68 doit rester à ses yeux un pur moment, comme sorti du processus historique, un pur instant d’exception qui échappe aux règles de la dialectique, qu’il faut donc éviter de récupérer, ou de faire servir à quelque fin extérieure. Pour le Comité, les événements sont vécus comme le surgissement et la libération d’une parole enfin sans auteurs, parole collective et inventive. Cette hantise de ne pas utiliser 68, de ne pas vouloir sa récupération peut expliquer que les plans d’une partie de la Gauche (autour de Mitterrand qui veut jouer la carte de Mendès-France) n’aient eu aucune chance d’aboutir.

2. Contre le terrorisme

On a souvent discuté des raisons pour lesquelles la France n’avait pas, dans les années 70, ou tardivement, basculé dans le terrorisme qu’ont connu l’Allemagne, dès 1968 avec la Fraction de l’Armée Rouge et l’Italie avec les Brigades Rouges dès le début des années 70. Les deux noms disent assez la revendication militaire des deux organisations.

Hamon et Rotman dans Génération insistent sur le rôle de Sartre qui dissuade ses plus jeunes amis de recourir à ce type d’action, et dont l’influence est certainement sensible. J’ai rappelé la décision de la GP de ne pas donner de suites les plus graves à l’enlèvement de Nogrette. C’est aussi que le legs de Mai 68 est certainement dans d’autres manières de faire la politique, qui éloignent des mécanismes classiques de la lutte révolutionnaire : développement des revendications féministes dans le sillage du MLF, homosexuelles avec le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, action pour changer les conditions de détention en prison. Michel Foucault n’est pas le seul à opérer une critique politique différente, basée sur l’idée de pouvoirs multiples, qui requièrent de nouvelles formes de pensée et de combat. De ce point de vue, on s’accorde généralement à reconnaître que l’héritage de Mai 68 a été une réussite sur le terrain sociétal et culturel, induisant de visibles transformations de la vieille France gaulliste.

Il me semble donc qu’on ne peut parler pour les années 68 (dont les contours restent, je le répète, flous) de mythologie de l’action violente. Il y a certes une sympathie pour les mouvements qui s’y engagent en Italie comme en Allemagne. Il y a bien une tentation et même des types d’organisations qui sont tout près de passer à l’acte, mais le terrorisme comme tel ne trouve pas de soutien déclaré dans le milieu intellectuel français6. Cette situation française, dont je ne cherche pas à épuiser les raisons d’être, il me semble qu’elle se manifeste exemplairement avec Jean-Patrick Manchette – et cela très tôt dans la suite des événements de Mai. Je veux donner une place emblématique à son roman, paru en 1972, à savoir Nada. Il forme le pendant de L’Affaire N’Gustro, qui est son véritable premier livre sorti l’année d’avant, où l’écrivain évoquait très clairement l’Affaire Ben Barka. L’originalité du roman noir de 1971 est de donner principalement la parole à une petite frappe venue de l’extrême-droite, sympathisant paumé de l’OAS confronté au cynisme imparable des officiers africains qui le manipulent et finissent par le capturer, pour le torturer et le tuer. Dès ce livre, on lit déjà la condamnation du terrorisme d’État, de sa violence bien plus efficace que celles des causes perdues.

Nada dresse un parallèle accablant entre la violence de l’État français, qui n’hésite nullement à donner l’assaut, qui sacrifie sans vergogne l’ambassadeur américain (en faisant ainsi la nique à un allié) et le piège terroriste qui ne sert qu’à cautionner l’exercice officiel de la force. Le groupe des kidnappeurs est formé d’individus composites, plus ou moins suicidaires, qui se retrouvent entièrement manipulés. Néopolar, Nada l’est donc si l’on se rappelle que pour Manchette cette forme dont il est l’inventeur en France ne peut exister que pour prendre acte de la défaite de la révolution. Comme son modèle américain, le roman noir surgit au moment où le capitalisme a gagné et le personnage du privé solitaire est à la mesure d’une lutte de résistance, lutte individuelle qui ne cherche pas du tout à restaurer le Bien (comme c’est le cas dans le roman policier classique) mais à éliminer le maximum de méchants. Le néopolar constate lui aussi la victoire de la contre-révolution ; il se développe sur un fond de pessimisme historique qui dicte la noirceur de son atmosphère. En tout cas, le néopolar ne peut être la forme tant recherchée par la critique où se dirait l’essence de 68. Il ne peut être le lieu d’une quelconque mythologie ou d’une romantisation de la lutte révolutionnaire, qu’il envisage au contraire comme un combat déjà perdu.

Car c’est bien l’inutilité totale de l’enlèvement que montre Nada, qui prend ainsi une allure démonstrative que l’auteur revendique encore des années plus tard. Il faut souligner d’emblée l’originalité et l’intelligence d’un tel sujet en 1972. La question majeure du terrorisme, du basculement possible d’une partie de l’extrême-gauche révolutionnaire dans l’action violente, a été en effet très rarement abordée dans le roman en France. Manchette prend position très tôt contre une telle tentation. Il note avec satisfaction l’effet qu’a pu avoir son roman sur de « jeunes extrémistes » quand il commente l’influence potentielle de ses romans, en réponse aux élèves du Lycée Professionnel de Chardeuil en décembre 1994 :

Personnellement, j’ai toujours été proche de la « politique » – ou plutôt de la dissidence d’ultra-gauche. C’est un élément majeur dans mon impression du monde, et qui détermine ce que j’essaie de communiquer. Par exemple, en 1973, je connaissais des gens tentés par la « lutte armée » et c’est vraiment en pensant à eux que j’ai écrit un roman sur un kidnapping anarcho-terroriste en France, en essayant de montrer pourquoi ce genre de choses ne pouvait que tourner très mal. Des années plus tard, j’ai été profondément heureux d’apprendre que de jeunes extrémistes que je ne connaissais pas et qui envisageaient des actions violentes avaient lu mon roman, l’avaient discuté comme un texte théorique, et en avaient été influencés.(BEZOMBES, CUEL, MANCHETTE, 2008 : 121)

Dans la fin de cet entretien, Manchette revient sur sa « petite aventure avec des gens tentés par le terrorisme ». Il ajoute : « L’un d’eux est devenu un chef d’Action Directe. Mais les autres ne l’ont pas suivi. J’ai peut-être contribué à cela » (BEZOMBES, CUEL, MANCHETTE, 2008 : 124). On voit donc l’affirmation de son engagement, et le plaisir évident que Manchette a pris à avoir été lu comme un « texte théorique ».

Le romancier met à jour la dimension nihiliste du terrorisme et la condamne sans ambiguïté, quand bien même sa sympathie pour les gauchistes est partout évidente. Elle se voit notamment à l’égard de Buenaventura, fils de Républicains espagnols, qui semble hériter du destin fatal de ses parents. Manchette note donc l’effet différé de son « traité », et il faut souligner l’ironie de l’Histoire qui voit Action Directe naître tardivement, de manière presque anachronique en cette fin des années 70. Le contexte est autre : l’internationalisation des actions terroristes se joue sur fond d’engagement auprès du terrorisme palestinien, lui-même pris dans une spirale, et instrumenté par certains pays de l’Est. Je me souviens d’une discussion acharnée avec un ami d’hypokhâgne à Bordeaux à propos de la Bande à Baader en 1978, discussion qui avait conduit à une brouille définitive, tant les points de vue sur la légitimité de la violence terroriste étaient restés antagonistes.

Ce mélange de tentation pour la lutte armée et les actions quasi-militaires et de réticence à passer le pas est tout à fait évident dans Tigre en papier d’Olivier Rolin. Dans ce roman à clés assez transparentes, la position du narrateur oscille de l’ironie distanciée à une manière de maintenir contre l’époque une capacité d’aventure collective. Publié en 2002, le livre joue de cet écart temporel puisque le héros raconte à la fille de son ami Treize leur jeunesse, qui semble datée d’un autre temps, d’une autre façon de concevoir la vie. Ancien de la GP, Rolin, transpose les actions terroristes avortées de leur groupe. Il les décrit sous le mode de la farce, comme dans l’épisode qui voit le petit commando bloqué dans sa fourgonnette par une manifestation inattendue de lycéens (ROLIN, 2002 : 30-32). Et deux des membres du groupe gauchiste font des efforts – amusants et touchants – pour ne pas faire sauter le Trans Europe Express en fabriquant de fausses bombes destinées à leurrer un de leurs camarades ouvriers. L’enlèvement d’un général tourne lui aussi à la pantalonnade, comme la tentative ratée d’abattre un ancien milicien.

Plus tardif et nettement plus violent dans son énonciation, Entre les deux il n’y a rien de Mathieu Riboulet manifeste en 2015 la rage encore vive de témoigner pour tous ceux qui ont été tués « comme des chiens » tout au long des années 70 en Italie et en Allemagne. Tués, assassinés par les séides d’États policiers sans scrupules. Riboulet redit sa proximité avec les milieux d’extrême-gauche en Allemagne, mais surtout en Italie où il se retrouve au moment de l’enlèvement de Moro. L’intérêt de son livre est dans la charge affective encore intacte, dans la volonté de préserver la capacité à dénoncer, à s’indigner contre les forces d’oppression. Mais l’écrivain marque aussi à sa façon que le combat a changé de nature : pour lui comme pour son ami Martin, la lutte véritablement révolutionnaire est du côté du militantisme homosexuel où il continue de voir le moteur de l’émancipation, et même le signe le plus cru de la fraternité avec les travailleurs immigrés.

Son livre est un très beau texte, très emporté, écrit dans un phrasé nerveux parce que Riboulet ne veut justement pas se désolidariser (au contraire de Rolin) de ce qu’il y a eu de plus radical dans l’extrême-gauche, même s’il reconnaît, sur le moment comme après, l’erreur historique commise par les Brigades Rouges. L’engagement de Riboulet, comme celui de tant d’autres, reste fidèle à un refus catégorique du stalinisme, à des formes de combat de type libertaire, plutôt que directement violent.

Cette ambiguïté me semble marquer l’après 68 en France et s’étend sans doute jusqu’au traitement par Mitterrand de cet héritage : dans la mansuétude d’abord exprimée envers Action Directe (avant de changer tout à fait de ligne), et aussi dans ce qu’on a pu appeler la « doctrine Mitterrand » appliquée aux militants italiens poursuivis chez eux par la justice, mais abrités en France. Position qui a légitimement irrité en Italie…

De cette ambivalence, je crois que le roman de Bernard Noël, Monologue du nous (2015), témoigne aussi. Il se présente, porté par un « nous » à quatre sujets, comme une sorte de justification d’une spirale entraînant à un terrorisme désespéré. L’action finale envisagée est à la fois le moment où le piège policier se referme sur les activistes et un feu d’artifice du refus absolu. Noël accentue la dimension de pessimisme historique, tout en manifestant une évidente nostalgie d’une parole commune, à plusieurs, qui justifie un réel « nous », capable de transcender l’individu séparé. Ce n’est sans doute pas du ressort de la littérature de proposer une fondation politique. Et Mai 68 n’a pas donné le jour à une grande épopée qui en prendrait en charge la geste, sans doute parce que la dimension héroïque, sacrificielle en avait été retirée d’emblée. Mais de ces années-là, nombreux sont ceux qui les vécurent à vouloir garder une sorte de rage, sinon un romantisme du refus et de la révolte.

De ce legs révolutionnaire, Leslie Kaplan reprend aussi le flambeau dans Mathias et la révolution (2016). Ce roman, au ton très inspiré par Queneau dans la verve parolière des personnages, raconte une journée annonciatrice d’une révolution, ou plutôt d’un désir contagieux de révolution. C’est la libération de la parole qu’il célèbre dans les déambulations parisiennes des ses acteurs, dans les rencontres imprévisibles. Le temps du récit est ainsi celui d’un présent suspendu à une émeute imminente qui en catalysera la fièvre joyeuse. Un présent visité par des citations de Saint-Just et l’éloquence révolutionnaire de 1789 qui donne au roman un charme anachronique curieux.

3. Épilogues

À l’heure de la toute récente dissolution d’ETA, la conscience de l’échec historique qui aura été celui du terrorisme d’extrême-gauche est sans doute inévitable. C’est rétrospectivement tout un mouvement qui sera allé dans les années 1970 du Japon au Mexique, en traversant l’Europe, qui s’avère largement infructueux. Et ironie de l’Histoire, c’est par un soulèvement pacifique que s’effondrent le Mur de Berlin, et l’ensemble du vieux bloc soviétique.

L’inutilité de ce type de lutte est au centre du film de Lucas Belvaux, Cavale, qui forme le deuxième moment de la trilogie du cinéaste, sortie en 2002 : Un couple épatant, Cavale, Après la vie. C’est l’histoire de Bruno qui s’évade, dès la première scène, de prison avec la complicité d’un ami. Son ami est tué par les policiers dans un barrage qu’ils forcent. Loup solitaire, vivant dans d’anciennes caches, Bruno se comporte tout à fait comme un malfrat ou un mafieux et l’ambiguïté de ses motifs pèse volontairement sur tout le début du film, qui accuse ainsi cette proximité dangereuse. Car le personnage, joué par Belvaux lui-même, est en fait un ancien du terrorisme d’extrême-gauche, tout à fait inspiré par Action Directe. Il revient dans la ville de sa jeunesse quinze ans après, et force ses anciens amis à l’aider, à se mouiller contre leur gré dans de nouvelles actions punitives. Il est désormais pathétiquement seul à vouloir ranimer un flambeau révolutionnaire éteint. La vanité de ses plans est évidente et Cavale forme le versant noir de la trilogie, en suivant de manière dramatiquement linéaire une « cavale » absurde, dont le moteur est anachronique. Le film s’avère donc une dénonciation très claire du terrorisme, montrée comme une impasse aussi bien individuelle que politique. Les meurtres sont gratuits, inutiles, à contretemps. Spécialiste de la clandestinité, Bruno vit à côté de son époque à laquelle il ne comprend plus rien. C’est logiquement que la scène finale le montre fuyant seul vers la frontière italienne, et pris au piège d’un petit lac qu’il n’a pas vu à cause de la neige, lac dans lequel il s’enfonce et se noie, oublié de tous et sans raison. Belvaux signe ainsi l’épilogue désenchanté d’une dérive gratuite.

Car le terrorisme a changé de camp et de nature. Il relève depuis le début du vingt-et-unième siècle de la violence religieuse extrémiste, qui marque un nouveau climat. Depuis les attentats de New York, s’ouvre l’ère de la terreur djihadiste, marquée du sceau d’un nihilisme encore plus dévastateur. L’œuvre de Virginie Despentes témoigne de cette négativité suicidaire, de ce vide qui aspire certains de ses personnages. C’est ainsi que je lis la fin d’Apocalypse bébé (2010) : l’attentat que commet Valentine prouve le vide incomblable de la jeune fille, manipulée par l’extrême-droite catholique qui l’a instrumentalisée. Le finale de la trilogie Vernon Subutex (2017) fait place au même déchaînement de violence gratuite. Le roman donne d’ailleurs une place significative aux attentats de Paris et au climat d’insécurité qui domine la France d’aujourd’hui. Le massacre absurde de tout le groupe réuni autour de Vernon signe le glas d’une aventure pour retrouver un sens festif de la collectivité, mais il n’est pas tout à fait le dernier mot de la somme de Despentes. Car l’épilogue du livre évoque, dans un futur très lointain, le destin étrange de la légende qu’est devenu Vernon Subutex, leader charismatique d’une secte musicale dont les développements sont évoqués sur des décennies. Le ferment utopique que Subutex a réussi à faire germer, sans même le vouloir exactement, se propage donc dans un futur indéterminé qui donne, pour finir, à la trilogie sa note étonnamment optimiste.

Ces deux épilogues, parmi d’autres possibles, disent le renversement même de l’idée de violence révolutionnaire. Ils sont les signes de notre temps qui hésite entre une apologie de la commune insurrectionnelle, notamment du côté du Comité invisible, assez proche de l’idée blanchotienne du « pur instant » de suspension, et d’autres modalités d’action politique, qui visent plutôt à créer des communautés fermées (même si elles sont par essence et par nécessité accueillantes) du type des ZAD. Entre revendication de la non-violence et violence réactive contre la répression étatique, notre époque cherche sa voie, strictement et périlleusement bordée par un genre de terrorisme qui décale toutes les positions du passé.

Bibliographie 

BAILLY, J.-C., Un arbre en mai, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2018.
BEZOMBES, R., CUEL, F., « Réponses », entretien avec J.-P. MANCHETTE, Temps Noir, n. 11, mai 2008.
BLANCHOT, M., Mai 68, révolution par l’idée, Paris, Gallimard, coll. « folio », 2018.
DESPENTES, V., Apocalypse bébé, Paris, Grasset, 2010.
DESPENTES, V., Vernon Subutex3, Paris, Grasset, 2017.
GRIMAUD, M., Mai 68. Mémoires, Perrin, coll. « Tempus », 2018.
HAMEL, J.-F., Nous sommes tous la pègre. Les années 68 de Maurice Blanchot, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2018.
HAMON, H., et ROTMAN, P., Génération, Paris, Seuil, 1987 et 1988.
KAPLAN, L., Mathias et la révolution, Paris, P.O.L, 2016.
MANCHETTE, J.-P., Nada, Paris, Gallimard, coll. « La Série noire », 1972.
NOËL, B., Monologue du nous, Paris, P.O.L, 2015.
RIBOULET, M., Entre les deux il n’y a rien, Paris, Verdier, 2015.
ROLIN, O., Tigre en papier, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2002.


Notes

↑ 1 Voir la belle lecture de Laurent Demanze. Le livre a paru au Seuil dans « Fiction & Cie » en janvier 2018.

↑ 2 En italiques dans le texte.

↑ 3 Voir Mai 68. Mémoires, qui est republié avec une présentation d’Olivier Wievorka en 2018 chez Perrin.

↑ 4 Cité par Damien Augias dans sa recension du livre de Grimaud pour le site « nonfiction.fr ». Consulté le 8 mai 2018.

↑ 5 On trouve le texte dans l’ouvrage de Maurice Blanchot, très bien édité par Jean-François Hamel et Éric Hoppenot : Mai 68, révolution par l’idée (Folio, Gallimard, 2018). Voir pages 60-70.

↑ 6 François Rabaté me suggère de prendre en compte la sociologie des étudiants de ces années-là, ceux qui forment la majorité des groupuscules d’extrême-gauche et qui ne sont sans doute pas prêts à risquer leur vie. Ils auront participé à des affrontements violents avec la police ou avec les activistes d’extrême-droite, du GUD notamment, mais ces violences ne franchissent jamais le cap d’une lutte véritablement organisée et mortelle.

Pour citer cet article :

Dominique RABATÉ, La question de la violence. Manchette et après, L’imaginaire de Mai 68 dans la littérature contemporaine, Publifarum, n. 34, pubblicato il 00/00/2020, consultato il 26/04/2024, url: http://www.farum.it/publifarum/ezine_articles.php?id=450

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482

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