Numéros publiés


2020| 34 33 32
2019| 31 30
2018| 29
2017| 28 27
2016| 26 25
2015| 24 23
2014| 22 21
2013| 20 19 18
2012| 17
2011| 16 15 14
2010| 13 12 11
2009| 10 9
2008| 8
2007| 7 6
2006| 4
2005| 3 2 1
2004| 0

Lectures

Carnets de lectures

Actualités

Appel à comm

Prochains Numéros

La revue

Ligne éditoriale

Comités de rédaction

Normes de rédaction

Mentions légales

Versione PDF

Les naissances de « l’auteur-personnage » dans le théâtre québécois des années 2000 : écouter les « voix de la création »

Pauline BOUCHET



Résumé

De nombreux critiques ont déjà amplement souligné le fait que le théâtre québécois est un théâtre autoréflexif, métathéâtral. Depuis les années 80, en effet, les auteurs dramatiques inventent des univers dans lesquels ils se reflètent en mettant en scène des personnages d’artistes ou de créateurs. Or, ce qui nous intéresse désormais c’est comment les œuvres des années 2000 exploitent cet héritage métathéâtral en allant plus loin. Des auteurs déjà reconnus comme Carole Fréchette ou Daniel Danis jouent dans leurs dernières œuvres avec leur figure d’auteur, en particulier en exhibant leur processus d’écriture. Nous analysons donc dans cet article cette écriture dramatique de l’ « autofriction », pour reprendre le terme de Louis-Patrick Leroux, pour en comprendre les causes et les conséquences.

Abstract

Many critics have already underlined the fact that Quebecois drama is an «autoréflexif» and metatheatrical one. Since the 1980s, playwrights have been inventing universes in which they build a reflection of themselves through the creation of characters which are artists or creators. What is now interesting for researchers is to see how works of the years 2000 stem from this inheritance and go further. In their latest works, already recognized authors such as Carole Frechette or Daniel Danis play with this figure of the author, particularly through the unveiling of their writing process. In this article, we will thus try and analyze this playwriting of «autofriction» – a term coined by Louis-Patrick Leroux –, to understand its cause and consequences.

Le théâtre québécois contemporain joue sur un réalisme détourné qui découle d’une tradition d’écriture théâtrale profondément métathéâtrale et autoréflexive depuis le début des années 1980 et des pièces fondatrices du genre : Provincetown Playhouse, 19 juillet 1919, j’avais 19 ans de Normand Chaurette et J’écrirai bientôt une pièce sur les nègres de Jean-François Caron. Ces pièces mettent en scène des personnages hybrides, créatures et créateurs artistiques. Pour les dramaturges québécois, « il s’agit de retravailler les aspects artificiels d’un personnage de théâtre ou d’explorer les différentes possibilités qu’offre un jeu avec les identités et leurs simulacres »1 pour construire des personnages qui sont avant tout des lieux d’énonciation de ce qu’est la création dramatique.

Les pièces des années 2000 sont déjà allées plus loin en mettant en scène des personnages-créatures qui exhibent leur monstruosité, qui sont des êtres profondément sans territoire, errant, apparaissant ex nihilo au début de la fiction et lui appartenant en plein comme chez Daniel Danis ou venant du monde littéraire comme les spectres intertextuels de Normand Chaurette. Les créatures et les créateurs dans la fiction sont indissociables tout comme les « dramaturges-rhapsodes2 » et leurs personnages. Il semble d’ailleurs que les œuvres québécoises les plus récentes avancent encore vers davantage d’autofiction, comme s’il était désormais plus difficile pour les auteurs de faire advenir une altérité et comme s’il fallait à tout prix exhiber son geste créateur pour un milieu théâtral désormais plus avide des processus que des produits finis.

Nous verrons donc en quoi, dans la lignée du modèle métathéâtral dessiné par exemple par Jean-François Caron dans les années 1980, certains auteurs dramatiques québécois contemporains se mettent de plus en plus en scène dans leurs œuvres. Nous en chercherons les raisons profondes : est-ce pour retrouver une place centrale dans le processus théâtral qui tend à les repousser à la marge avec des productions interdisciplinaires et la mise en avant d’écrivains de plateau ? Ou bien ont-ils envie d’explorer les pistes autofictionnelles qu’explorent aussi leurs collègues du genre romanesque ?

1. « J’écrirai bientôt une pièce sur les nègres » de Jean-François Caron : le modèle de l’autoréflexivité

Jean-François Caron a commencé à écrire dans les années 1980 et avec sa deuxième pièce J’écrirai bientôt une pièce sur les nègres en 1989, il poursuit les interrogations ouvertes par Normand Chaurette en adoptant une dramaturgie résolument métathéâtrale, et va plus loin puisqu’il livre une pièce extrêmement complexe dans sa structure qui questionne tous les actants du processus dramatique et même littéraire : l’auteur de théâtre et de roman, le lecteur et même l’éditeur. Mais loin de proposer une pièce autotélique comme semble l’être Provincetown Playhouse, la pièce de Caron, à travers une démarche autoréflexive, met en scène aussi des questionnements politiques et sociaux forts autour de la définition d’une génération sans repère, celle d’après le référendum perdu par les indépendantistes en 1980.

La pièce est construite en trois niveaux imbriqués les uns dans les autres : le niveau réalité, le niveau théâtre et le niveau roman. Le niveau réalité présente Danny Gaucher, une première figure d’auteur, un auteur dramatique, nègre de l’éditeur Henri Poisson. Danny Gaucher écrit une pièce qui met en scène un auteur de roman cette fois, Gaucher, qui a kidnappé un éditeur, Poisson, parce qu’il a refusé d’éditer son roman qui s’intitule Danny-les-vidanges. Ce roman, qui est alors le dernier niveau narratif de la pièce de Caron, raconte l’histoire d’un dramaturge, Danny, qui est devenu éboueur dans les quartiers anglophones de Montréal et qui est fortement critiqué par son oncle Henri, qui, lui, est indépendantiste. Enfin, un dernier personnage est mouvant, puisqu’il peut passer d’un niveau narratif à l’autre, il s’agit de Bâtard qui hante l’esprit de l’auteur Danny Gaucher et qui se révèle être le double de Bastarache, un ami de l’oncle Henri (qui appartient donc au troisième niveau de fiction, le roman Danny-les-vidanges), mis en prison à la suite d’un acte terroriste.

Ce qu’on constate d’emblée dans cette pièce, c’est donc d’abord la démultiplication des figures d’auteur : Danny Gaucher, Gaucher et Danny, qui, en plus, doivent être, selon les indications de Caron, joués par le même acteur, ce qui complexifie encore la superposition des différents niveaux fictionnels de la pièce. À ce caractère déjà particulièrement réflexif (Caron met en scène des miroirs de lui-même), s’ajoute aussi une autre forme de spécularité autour des genres littéraires qu’adoptent les différentes figures des auteurs dans la pièce puisque l’auteur dramatique appartient au niveau réalité (avatar de Caron) et au niveau du roman et que le niveau théâtre met en scène un romancier.

Or, cette démultiplication de la figure de l’auteur est opérée à travers une démultiplication et même plutôt une fragmentation des noms : « Au point de départ, il y a Danny Gaucher. Au point d’arrivée, il y a Danny. Pour aller chercher Danny, Danny Gaucher a dû passer par Gaucher. On peut parler du même personnage dans trois états différents.3» Ainsi le nom complet de Danny Gaucher concerne le niveau réalité, puis le nom propre seul, Gaucher, appartient au niveau théâtre, et enfin, le prénom seul Danny, se rapporte au niveau du roman. Ainsi, le personnage central, l’auteur Danny Gaucher est donc le personnage le plus autoréflexif : l’auteur dramatique qui appartient à la réalité. Le romancier qui est paradoxalement dans le niveau théâtre, Gaucher, conserve un nom propre qui signifie d’ailleurs un rapport physique particulier à l’écriture, singulier et éventuellement maladroit.

Outre ces figures d’auteur, Caron met en scène – et cela est très exceptionnel dans la dramaturgie québécoise – la figure d’un personnage en train de naître sous la plume de son auteur : Bâtard/Bastarache, figure double dont le nom évoque l’hybridité, l’absence d’origine claire, la monstruosité :

Il s’agit d’un personnage en construction. L’auteur (Danny Gaucher) en apprend sur lui au fur et à mesure que la pièce avance. Il n’en sait, au départ, pas tellement plus que le spectateur qui est assis dans la salle. Disons pour partir que c’est un prisonnier politique, un terroriste.4 

Caron met donc en scène l’œuvre en train de se faire. Le personnage de Bâtard représente alors cette labilité de l’œuvre non éditée, c’est un personnage très physique, qui exprime à plusieurs reprises une tension quasi sexuelle avec l’auteur. Caron nous dit ainsi que l’acte d’écrire est un acte qui implique le corps tout entier. La langue est dans le corps. Ainsi les paroles de Bâtard sont à la fois très crues et poétiques comme dans cette première prise de parole : « Baise-moi avec toute ta langue5 », qui évoque la porosité du personnage à la langue de l’auteur, dans un sens très littéral ici.

Inversement, le personnage est aussi présenté comme une voix que l’auteur, à la fois réceptacle et scribe, doit transcrire sur le papier : « DANNY GAUCHER : Ce personnage-là me trotte dans la tête […] J’écris. Comme une dictée. Je sais rien de lui. 6». Or cette confusion entre la voix de l’auteur et celle du personnage est au cœur de la dramaturgie de Caron puisqu’à plusieurs reprises, il aborde l’épineuse question de l’autobiographie littéraire et, d’une certaine façon, son inhérence à tout projet artistique.

Mais ce qui est particulièrement riche dans la pièce de Caron, c’est que ce dernier n’est pas dupe de la métathéâtralité envahissante dans la dramaturgie québécoise et cherche à la dépasser pour atteindre un propos plus social. Ainsi, il fait dire au personnage d’Édith Francoeur, qui est la représentante des lecteurs et critiques dans la pièce, une pensée très ironique qui critique l’autoréflexivité maladive du théâtre québécois et cela au sein même d’une pièce qui est entièrement fondée sur l’autoréflexivité :

ÉDITH FRANCOEUR
Le théâtre québécois (sauf exception, corrigez-moi si je me fais erreur) a une façon de se regarder le nombril que le théâtre étranger (sauf exception, corrigez-moi) n’a pas. 7

ÉDITH FRANCOEUR
L’omniprésence de l’auteur. Je tique. Je veux dire Claudel ne parlait jamais de lui. Toi, tu ne parles que de toi, et ça m’inquiète. 8

Car Caron, comme Michel Tremblay avant lui, veut mettre en scène des « personnages-collectivités » capables de représenter une génération au-delà de l’anecdote individuelle et du syndrome de l’« individualite chronique9 » qu’il décrit comme le fléau de la société post-référendum. D’ailleurs, c’est à une génération que Caron dédicace sa pièce, une génération qui se reconnaîtrait dans les personnages qu’il met en scène : « À tous les Danny, tous les Henri, toutes les Édith, et tous les Bastarache du Québec10 ». Ainsi, Caron cherche une voix, la voix du Québec, comme dans ce moment du niveau roman où la voix d’un jeune québécois – qui écrit par ailleurs et constitue donc encore une figure d’écrivain – sort de la radio pour dire que les Québécois doivent résister sous peine de disparaître : « Au fond, le Québécois existe encore mais petit, très petit petit québécois. Il n’est plus qu’une luette faiblarde dans le fond d’une grosse gorge canadienne.11 ».

Ainsi, prenant appui sur une dramaturgie métathéâtrale qui questionne très largement l’écriture, Caron propose une réflexion sur l’acte de parler, sur la possibilité de trouver une voix singulière (pour l’auteur comme pour les Québécois) et interroge, notamment à travers le personnage de Bastarache, prisonnier politique et prisonnier de la conscience d’un auteur, l’idée d’une altérité en soi (le personnage chez l’auteur, le Canadien chez le Québécois) : « BASTARACHE : Faire parler du monde comme s’il y avait en dedans de moi du monde autre que moi qui pouvait parler. Qui ? Qui veut parler ?12 ». Ainsi, « ce type de métafiction souligne l’énonciation comme instance artistique qu’il faut s’approprier et défendre13 » et ouvre la voie à des dramaturgies qui questionnent la possibilité d’avoir une voix singulière, de mettre en scène les voix de la création dramatique comme Carole Fréchette vient de le faire récemment dans sa petite pièce Entrefilet et Daniel Danis dans sa dernière création L’Enfant lunaire.

2. Les « voix de la création » : l’autoreprésentation dans le théâtre québécois des années 2000

Au-delà de l’abondance, dans le théâtre québécois contemporain, d’avatars de l’auteur dramatique comme les didascaliens et autres narrateurs qui ont fleuri dès la fin des années 1990 chez Daniel Danis et Carole Fréchette notamment sous la forme du théâtre-récit, il semble que, dans les dernières productions de ces mêmes dramaturges, le sujet central des pièces devienne leur genèse elle-même et la mise en scène de l’auteur-personnage.

2.1 Se faire une place dans son œuvre : les pièces récentes de Carole Fréchette

En 2006, Carole Fréchette, en découvrant un article de journal qui traitait de la libération du journaliste chinois Yu Dongyue après 17 ans de prison pour avoir lancé de la peinture sur le portrait de Mao pendant les manifestations de la Place Tienanmen, en mai 1989, décide d’écrire une pièce sur le sujet. C’est ainsi qu’elle commence l’écriture de Je pense à Yu qui ne se passera pas en Chine mais à Montréal, à la distance de l’événement qui a été la sienne. L’histoire peut se résumer ainsi : trois personnages fictifs, Madeleine Laflamme, Jérémie, tous deux québécois, et Lin, jeune chinoise nouvellement arrivée au Québec essaient de communiquer. Ces trois trajectoires se tissent par ricochet ou par jeux de miroir les unes aux autres dans le présent de l’action dramaturgique autour de celle de Yu Dongyue.

Or, si Carole Fréchette a, dans un premier temps, effectué des recherches sur Internet comme une personne lambda, elle a ensuite décidé d’aller rencontrer un des camarades de Yu Dongyue, Lu Decheng, qui vit au Canada, à Calgary. Cet homme lui a donc raconté précisément ce qui s’est passé ce jour de mai 1989 sur la place Tienanmen et lui a confié ses motivations personnelles et l’incidence que ce geste avait pu avoir sur sa vie. Elle avait donc là un matériau très dense pour écrire une pièce qui pouvait mêler fiction et réalité. Or, elle fait le choix, au moment d’écrire, de donner naissance à des personnages totalement fictionnels et qui vivent à distance de l’événement.

Il s’agissait donc pour elle de représenter le plus fidèlement possible le bouleversement qu’a pu provoquer dans sa vie la lecture de l’article de journal, plus que de décrire la réalité des événements de 1989. Ainsi, Carole Fréchette, si elle fonde son désir d’écrire sur un fait d’actualité, s’inscrit cependant totalement dans la tradition métathéâtrale du théâtre québécois et finit par s’auto-représenter.

Google est par exemple très présent dans la pièce puisqu’il constitue le lien clair entre Carole Fréchette et son personnage, Madeleine, toutes deux obsédées par l’histoire de Yu Dongyue et enquêtant sur lui grâce au moteur de recherche. Ce qui nous est donné à voir est justement le processus de création de la pièce.

Et comme cette autoreprésentation déborde le cadre de la pièce Je Pense à Yu, Fréchette décide de donner un épilogue à la pièce sous la forme d’une autre pièce totalement autobiographique, Entrefilet, qui raconte son cheminement de dramaturge, de la découverte de l’entrefilet dans le journal à la rencontre avec le camarade de Yu Dongyue, Lu Decheng. Elle y donne une voix à sa conscience « LPVF » (La petite voix fatigante) ainsi qu’au flux de l’information, « La voix du journal », « la voix de l’Internet ». Et l’on voit que ce débordement d’informations se traduit par un avant-propos fleuve où Fréchette livre les faits que Lu Decheng lui a racontés :

Voilà donc ce qu’est Entrefilet : une sorte de making of de Je pense à Yu. Tout y est vrai, ou presque. Comme le temps m’était compté (je devais me restreindre à une pièce de vingt minutes), je n’ai pas pu relater en détail tout ce que Lu Decheng m’a livré. Pas pu élaborer sur les éléments de sa vie – son grand-père mort sous les balles de Mao, son père soumis au parti, sa belle-mère cruelle, sa jeune femme adorée – qui ont tous joué un rôle dans sa décision de poser le geste sacrilège du 23 mai 1989. […] C’est finalement, à ma surprise, sous forme théâtrale que j’ai raconté, en accéléré, la fabrication Je pense à Yu, prolongeant ainsi la tension entre réel et fiction qui est à la base même de tout ce projet14.

Carole Fréchette nous livre alors une pièce totalement autobiographique qui met en scène le « partage des voix 15» qui préside à toute écriture dramatique, une « écriture comme théâtre16 ». Elle insiste sur le fait que les frontières entre fiction et non-fiction deviennent floues, ce qui permet, d’une part, de redonner un caractère indéterminé à l’univers de la fiction et de ne pas le séparer clairement du monde réel, et, d’autre part, par contrecoup, de donner à penser au spectateur que le monde qu’il croit réel est peut-être tout aussi infini et remodelable que le monde arbitraire de la fiction théâtrale. Pour Carole Fréchette, il semble que cette mise en scène de soi démultipliée réponde à un mal-être et à une difficulté réelle de l’auteure à trouver sa place dans les processus théâtraux actuels comme elle le confie dans le blogue du Centre des Auteurs Dramatiques :

Après 20 ans d’écriture, après 15 pièces et je ne sais combien de productions, voilà que j’ai une espèce de coup de blues à propos de mon métier. Je parle du métier tel que je le pratique. En gros : passer un an, ou plus, dans la solitude à créer un monde sur un écran d’ordinateur; imaginer de toutes mes forces des corps dans l’espace, entendre les mots et les silences, voir les regards, les gestes, les mouvements, remplir de ces mots, de ces gestes, 60, 70, 80 feuilles 8½X11; finalement, après diverses étapes – lectures, réécritures, ateliers –, remettre le paquet de feuilles 8½X11 à un metteur en scène qui aura deux ou trois mois pour que les mots prennent forment dans des corps et des voix, et qui aura une semaine (deux au maximum!) sur le plateau, pour mettre ensemble tous les éléments qui en feront un spectacle. Depuis des années, quand je participe à des discussions après la présentation d’une de mes pièces, on me pose invariablement la question : N’est-il pas frustrant de ne pas contrôler ce qui advient de votre texte ? Et je réponds invariablement que j’ai fait la paix depuis longtemps avec la nature de mon métier. Que j’ai accepté une fois pour toutes d’abandonner mon bébé après l’accouchement, de le donner en adoption. C’est la chose la plus sage à faire. C’est pour son bien. Et puis, moi je dois faire d’autres bébés, alors je n’ai pas le temps d’en prendre soin, et blablabla. Et c’était vrai. J’étais en paix. Mais, pour une raison que je ne saisis pas bien, je ne le suis plus tout à fait. Me voici tout à coup obsédée par cette réalité simplissime, que je connais pourtant depuis toujours : le théâtre est unSPECTACLE. Et le spectacle est un objet multicouches, et les gens dans la salle reçoivent toutes les couches en même temps : les mots, les corps, les voix, les sons, les musiques, les perruques, les costumes, les décors, les lumières, tout, tout, tout. Et je trouve soudainement absurde d’être à ce point distanciée de l’élaboration de ce multicouches. Au moins lors de la première création. Je me prends à envier les jeunes auteurs qui fondent leur compagnie, qui mettent en scène, produisent, vivent au jour le jour la construction du multicouches. Qui sont « dedans ». Pour le meilleur et pour le pire. Je me prends à penser : si c’était à refaire…17

2.2 Explorer le geste créateur : les créations récentes de Daniel Danis

Pour Daniel Danis, la démarche semble toute autre. Il s’agit surtout d’explorer le geste créateur, de mettre en scène les genèses d’une création. C’est la réflexion que Daniel Danis opère dans un spectacle récent : La Trilogie des flous. Ce spectacle créé en novembre 2009 à Montréal est désigné par l’artiste lui-même sur le site de sa compagnie comme une « création poético-performentielle ». Daniel Danis, qui a été longtemps reconnu pour ses textes dramatiques, s’est plongé ces dernières années dans des recherches plus proches du plateau et multidisciplinaires où il s’implique lui-même comme auteur-actant du processus dramatique.

La Trilogie des flous bien que composée de trois textes Je ne, Sommeil et Rouge et Reneiges, qui sont distribués sur papier à chaque spectateur en début de représentation, se présente essentiellement comme une expérience multidisciplinaire avec une danseuse, des actants, des performeurs et des technologues, comme on peut le lire sur le texte distribué. Mais outre le fait qu’il s’agit d’une performance et donc d’une œuvre qui remet en question le statut du personnage en présentant simplement des actants, c’est-à-dire des personnes qui accomplissent des actes et n’entrent pas dans le mécanisme mimétique d’une re-présentation, le travail qui est fait est un travail sur l’abolition des frontières spatio-temporelles entre fiction et réalité.

Le texte fondé sur l’indicible, le trou, la suspension, suggère un implicite et l’énonciation se rapproche d’une profération sans cesse reprise en épanorthose. Il s’agit de faire sans fin renaître les mots, de jouer sur l’inattendu sonore. Le champ des possibles s’ouvre donc dans les points de suspension entre les mots et l’onirisme emplit la création tout entière. Danis dit s’inspirer de ses rêves pour créer et l’on a l’impression d’assister avec ce spectacle non seulement à des récits de rêves mais aux rêves eux-mêmes.La multiplicité des actants présents sur scène et des disciplines dont ils sont issus (danse, cuisine, informatique) sont autant d’éléments dialogiques qui interrogent l’unicité de la voix auctoriale, celle de Danis, seul acteur en scène à parler.

En effet, la seule voix qui devient la « supravoix » au-dessus de la polyphonie interartiale mise en jeu est une voix créatrice, celle d’un auteur au sens du garant du spectacle, celle de Danis le créateur polyvalent. La voix créatrice éclatée en mille morceaux est alors célébrée pour son ambiguïté et la polyphonie du spectacle rend compte aussi d’une boulimie créatrice de l’auteur-acteur Daniel Danis qui, d’une certaine façon, tout en exhibant le caractère arbitraire de toute création théâtrale, met en scène sa puissance démiurgique Il est partout, à toutes les étapes de la création et même s’il s’entoure d’autres praticiens, la question qui reste posée est celle d’être un créateur et en particulier un auteur-acteur dont la schizophrénie propose déjà une polyphonie intérieure.

Il poursuit ce travail avec sa dernière création, L’Enfant lunaire, qui a été présentée au Mois Multi de Québec en février 2013. Il s’agit d’une représentation multidisciplinaire inspirée d’un rêve que Danis a transformé en récit. Le dispositif scénique est constitué d’un immense carré blanc posé à terre et d’un pantographe géant mécanisé qui fait des dessins sur le carré blanc au fil de la parole de l’acteur seul en scène, Pierre-Félix Gravière, qui tient le rôle d’un auteur en train d’écrire. Danis écrit donc un texte qui met en scène un auteur en train d’écrire un texte. Le lecteur-spectateur a alors l’illusion d’assister à la genèse d’une pièce, à une parole poétique en train de s’élaborer. Il donne même lui aussi un court épilogue à sa pièce qui s’intitule « à propos de la genèse du récit18 » dans lequel il raconte, dans la même langue poétique que la pièce, les circonstances réelles qui l’ont amené à faire le rêve qui constitue L’Enfant lunaire.

Ainsi, alors que certaines Cassandres consacrent la disparition de l’auteur dramatique au sens traditionnel du terme, ce dernier revient au Québec comme objet central de la fiction au sein de dramaturgies de la genèse. Les pièces parlent de leur fabrication en mettant en scène des « auteurs-personnages ». L’auteur dramatique, au-delà de la métathéâtralité qui habitait un théâtre québécois des années 1980 post-référendum et désenchanté, se construit le lieu de sa présence, la fiction théâtrale, alors même qu’il doit trouver une place au sein de processus de création interdisciplinaire où les interlocuteurs se multiplient.

Louis-Patrick Leroux fait à ce propos l’hypothèse de l’avènement progressif de nouvelles formes théâtrales québécoises dans lesquelles l’auteur s’invente de nouvelles places, explore les limites de la fiction et utilise son moi comme matériau dramaturgique autour de ce qu’il nomme l’ « autofriction », terme qui définit parfaitement les cas que nous avons présentés:

Que faire ? S’approprier le propre de l’écrivain, faire du texte à la fois le lieu de sa propre paratopie et un monument inévitable qu’il sera impossible de mettre en morceaux par sa cohérence interne absolue. Plonger en soi, dialoguer avec soi […]

La rencontre de soi avec l’autre, dans le cas où l’autre est un reflet de soi, demeure chargée de danger. Voilà l’essentiel de l’autofriction : ni autofiction ni fiction innocente puisqu’elle met en scène des doubles aux caractéristiques auctoriales, cette écriture renvoie bien sûr, ne serait-ce qu’en douce, à la pratique autoreprésentationnelle de plus en plus présente dans le théâtre québécois. Peut-être s’agit-il d’une dernière stratégie de monumentalisation du texte dramatique ? Prendre sur soi l’objet théâtral, s’autolittérariser, se mettre en scène soi-même. Les artistes, jadis engagés dans la création de mythes populaires et porteurs d’une vision de la société et de ses aspirations profondes, sont aujourd’hui davantage intéressés par l’authenticité et la justesse de leur propre réflexion. Qu’est-ce que l’authenticité sinon une adhésion à une expérience de soi ? 19

Il semble même que dans la dernière décennie (2000-2010), une nouvelle dynamique d’écriture se soit installée : dans un dépassement de l’opposition parole collective/parole intime qui a construit pendant longtemps la dramaturgie québécoise, les auteurs (qui sont souvent aussi acteurs, pour ce qui est de la plus jeune génération, ce qui modifie leur rapport au plateau : comme Sarah Berthiaume ou Marc-Antoine Cyr pour ne citer qu’eux) proposent d’ausculter en public leur individualité créatrice, soit dans le cadre de spectacles solos dans lesquels leur moi devient ludique et leur parole performative (le personnage de fiction disparaît au profit d’une parole qui joue sur la présence de l’auteur en scène et d’une autofiction toujours aux frontières de l’autobiographie) comme dans le spectacle Un de Mani Soleymanlou, soit au sein d’espaces collectifs (le festival Jamais Lu) dans lesquels ils peuvent créer de nouveaux actes théâtraux (manifestes, cabarets littéraires comme le spectacle Jusqu’où te mènera ta langue où les auteurs parlent en leur nom en suivant des contraintes d’écriture dictées par un maître de cérémonie) qui les replacent non seulement au centre du processus théâtral, mais au sein de la cité au sens de communauté citoyenne.

jeunes chercheurs quebec

Notes

↑ 1 B. ANDRIEU et P. RIENDEAU, « La dramaturgie depuis 1980 », dans Réginald HAMEL, (dir.), Panorama de la littérature québécoise, Montréal, Guérin, 1997, p.218.

↑ 2 « Deux possibilités pour l’écrivain de théâtre par rapport à ses personnages : soit il s’efface devant eux…dans l’espérance que ces créations de papier deviendront des êtres de chair parfaitement autonomes ; soit il parle à travers eux et, auteur ventriloque, il s’expose à n’être considéré que comme un vulgaire manipulateur de mannequins […] peut-être une troisième possibilité : celle du dramaturge-rhapsode : celle d’un personnage à l’anthropomorphisme incertain que l’auteur accompagnerait tout au long de son périple théâtral, dont il suivrait pas à pas les tribulations, auquel il serait aussi indissociablement lié que le Docteur Frankenstein à sa Créature ». (J-P Sarrazac, L’avenir du drame, Paris, Circé, 1999, p.78)

↑ 3 J-F. CARON, J’écrirai bientôt une pièce sur les nègres, Montréal, Les Herbes Rouges, 1990, p. 7-8.

↑ 4 Idem.

↑ 5 Ibid., p. 15.

↑ 6 Ibid., p. 45.

↑ 7 Ibid., p. 49.

↑ 8 Ibid., p. 72.

↑ 9 Ibid., p. 128.

↑ 10 Ibid., p. 11.

↑ 11 Ibid., p. 32.

↑ 12

Ibid., p. 91.

↑ 13 S.HUFFMAN, « Les nouvelles écritures théâtrales : L’intertextualité, le métissage et la mise en pièces de la fiction », in Dominique LAFON (dir.), Le Théâtre québécois 1975-1995, Montréal, Fides, coll. « Archives des lettres canadiennes », tome X, 2001, p. 88.

↑ 14 C. FRÉCHETTE, Entrefilet, in Je pense à Yu, op.cit., p. 65-66.

↑ 15 Nous reprenons ici l’expression au titre de l’ouvrage de Jean-Luc Nancy (J-L NANCY, Le Partage des voix, Paris, Galilée, 1982) qui s’est intéressé à la question du dialogue. Depuis, cette expression est très souvent utilisée en études théâtrales.

↑ 16 J-M. PIEMME, L’écriture comme théâtre, Carnières-Morlanwelz, Lansman éditeur, 2012.

↑ 17 C. FRÉCHETTE, « Coup de blues sur mon métier », Blogue du CEAD, 22 mars 2011, http://www.cead.qc.ca/blogue/?p=287, consulté le 8 janvier 2014.

↑ 18 D. DANIS, L’Enfant lunaire in La Scaphandrière et L’Enfant lunaire, Paris, l’Arche, 2011.

↑ 19 L-P. LEROUX, « Condition de l’auteur dramatique dans l’espace théâtral contemporain : des textes en trop ? », in « L’Amérique francophone pièce sur pièce : Dramaticité innovante et dynamique transculturelle », L’Annuaire théâtral, n°50-51, automne 2011-printemps 2012, p.45-46.

Pour citer cet article :

Pauline BOUCHET, Les naissances de « l’auteur-personnage » dans le théâtre québécois des années 2000 : écouter les « voix de la création », Le Québec recto/verso, Publifarum, n. 21, pubblicato il 21/11/2014, consultato il 16/04/2024, url: http://www.farum.it/publifarum/ezine_articles.php?id=287

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482

Site réalisé avec DOMUS