Amir BIGLARI et Marion COLAS-BLAISE (dir.), Les Déictiques à l’épreuve des discours et des pratiques

di | 7 Luglio 2024

Amir Biglari et Marion Colas-Blaise (dir.), Les Déictiques à l’épreuve des discours et des pratiques, Paris, Classiques Garnier (Collection « Rencontres », n° 505), 2021.

Cet ouvrage a le but de creuser la complexité du fonctionnement des déictiques sous un angle théorique et épistémologique s’appuyant sur des corpus authentiques. Les quatre parties qui composent le volume se penchent sur des pratiques visuelles et interactionnelles dépassant les frontières des textes et des discours.

La première partie, intitulée « Soubassements conceptuels », est inaugurée par la contribution de Dominique Maingueneau (« Entre philosophie et politique. S’approprier l’ici et le maintenant », pp. 27-39) vouée à comprendre la façon dont le locuteur s’approprie la situation d’énonciation via les déictiques au sein du discours philosophique (une allocution de Hegel à l’université de Berlin) et du discours politique (un discours de campagne de Barack Obama). Plus précisément, l’auteur se concentre sur la notion de Kairos, à savoir « le moment décisif où il lui [au locuteur] faut prendre la parole, parler comme il est précisément en train de faire ».  Pour ce qui concerne Hegel, il s’agit de comprendre comment la déixis spatiale du discours d’ouverture de sa chaire universitaire fonde philosophiquement sa prise de parole et donc cet événement énonciatif. Quant au discours de B. Obama, prononcé en 2007 dans la capitale de l’Iowa, c’est sa déixis temporelle qui est mise en avant à travers l’évocation de grandes autorités politiques américaines (Lincoln et King) dans le but de cristalliser son Kairos. La déixis est étudiée par l’auteur dans la perspective d’une double scène générique (l’institution universitaire et l’élection présidentielle) incarnée par, d’une part, le discours philosophie pour Hegel et, d’autre part, le discours politique pour Obama.

L’article successif, signé par Jean-François Bordron, (« Que montre-t-on exactement ? Réflexions sur une énigme de la deixis », pp. 41-51), attire l’attention sur la double valeur du déictique « ceci », à la fois singulière et universelle. L’auteur se concentre sur les fonctions des déictiques dans le but de  montrer la stratification sémiotique des référents à laquelle ils peuvent renvoyer. A cette fin, l’auteur prend en examen la formule sacramentelle «ceci est mon corps » et son traitement de la part des Logiciens de Port-Royal. La référence du déictique « ceci » est, selon l’auteur, intimement liée à l’acte d’énonciation et elle fournit un cadre permettant au locuteur de se situer. Tel cadre se place, pourtant, dans une réalité universelle dont le pronom démonstratif « ceci » ne détermine aucune singularité mais il dessine un espace formel de monstration énonciative.       

La troisième contribution de Per Aage Brandt (« La deixis langagière. Approche sémiotique », pp. 53-67) porte sur le rôle de la deixis langagière dans le cadre de la composante théâtrale des prises de parole et de la performativité du langage. Les gestes déictiques qui accompagnent une prise de parole sont des manifestations comparables aux signes de l’écriture : la théâtralité de la parole devrait, selon l’auteur, être inscrite dans une conception sémantique plus ample englobant des perspectives grammaticales, cognitives, philosophiques et poétique. Dans ce but, l’auteur propose un tour d’horizon des démonstratifs, des articles et des shifters (pronoms personnels, exclamations, les temps verbaux, adverbes, le verbe défectif « voici-voilà ») présents dans la langue française.    

L’avant-dernier article de cette section, proposé par Denis Bertrand et Verónica Estay Stange (« Les propriétés déictiques du sensible », pp. 69-81), creuse les propriétés déictiques du sensible dans le domaine de l’art abstrait et de la musique. Les auteurs se concentrent sur le film de Piotr Kamler et François Bayle Lignes et points de 1961 qui s’articule autour d’une lueur en mouvement sur l’écran. L’expérience sensible non-verbale du visionnement du film est mise en relation avec l’hypothèse de la « musicalité » (Stange, 2014,2018) qui postule qu’après la disparition des contenus figuratifs une deixis aspectuelle persiste et elle est inhérente à toutes les formes du langage. Les auteurs proposent ensuite un approfondissement sur la déictisation interne et externe : la première est incarnée par la lueur du film de Kamler qui est reconnue comme étant la « même » tandis que la seconde possède une nature auditive (le son) et une sorte d’isotopie du sensible.  

La dernière contribution de la partie intitulée « Soubassements conceptuels » est signée par Herman Parret (« La deixis de l’expérience esthétique », pp. 83-99) qui appréhende les déictiques au sein de l’expérience esthétique. L’auteur propose un éventail de perspectives artistiques liées à la fruition d’un œuvre d’art : tout d’abord la présence perçue comme épreuve de la singularité et de la subjectivité d’un événement artistique ; ensuite, la touche qui présuppose de s’abandonner à l’évidence d’une présence qui demande un contact immanent tangible (coup de pinceau) ou incorporel (le miroir) ; enfin, un triple regard sur la dialectique esthétique (résurrection, incarnation, annonciation). L’expérience esthétique est conçue par l’auteur telle une confrontation entre la deixis dans le discours et la monstration d’une œuvre d’art.

La deuxième partie du volume intitulé « Les déictiques à l’épreuve du discours verbal » débute par la contribution d’André Petitjean (« Deixis spatiale et textes dramatiques. Emplois et modes d’emploi des adverbes spatiaux ici et là(-bas) », pp. 103-122) focalisée autour du fonctionnement de la deixis spatiale dans des œuvres dramatiques. L’auteur se concentre surtout sur les adverbes spatiaux ici et là(-bas) mobilisés dans un corpus riche d’occurrences tirées de différents textes dramatiques: la nature fortement conversationnelle de ce genre textuel oscille entre une locativité mimétique (données contextuelles partagées par les personnages dans un moment énonciatif précis) et diégétique (données qui permettent d’amplifier la représentation fictionnelle au-delà de l’immédiateté mimétique). L’auteur, à travers un vaste répertoire d’œuvres dramatiques classiques et contemporaines, cherche donc à saisir les frontières référentielles de chronotopes permettant le déroulement des actions de toute fiction dramatique.   

Les pages 123-139 accueillent, ensuite, la contribution de Marion Colas-Blaise (« La deixis, les déictiques et la déictisation au risque du texte romanesque. La Modification de Michel Butor ») sur le double mouvement de la déictisation interne et externe à travers l’étude de La Modification de Michel Butor. Sur cet œuvre se sont déjà penchés notamment Greimas et Courtés dans le but de mettre en évidence la répétition insistante de « vous ». L’auteure suggère une problématique triple : premièrement, dans quelle mesure le « vous » peut-il être placé avant l’émergence du « je » dans le texte de Butor ; deuxièmement, comment le syntagme nominal démonstratif pourrait-il permettre au protagoniste de maîtriser une réalité qui lui échappe ; troisièmement, la manière dont Butor met en scène la déictisation par une ponctuation et une segmentation du texte particulières.    

Successivement, l’article d’Amir Biglari (« Les déictiques et le partage passionnel dans la poésie lyrique. Le cas des Contemplations de Victor Hugo », pp. 141-158) interroge l’effet pragmatique des déictiques dans l’un des recueils les plus célèbres de la poésie lyrique française, à savoir Les Contemplations de Victor Hugo. L’auteur prend en examen plusieurs catégories d’expression déictiques ainsi que leurs effets pragmatiques. Plus précisément, le lecteur n’est pas envisagé en tant qu’être empirique mais il incarne une position précise à laquelle les occurrences lyriques accordent des traits spécifiques. Dans ce but, l’auteur étudie les pronoms personnels déictiques, les traces évoquant le temps présent (coïncidence entre le dire et le dit), les marques délimitant un seul point de vue par le biais de l’espace ainsi que la monstration à travers la mobilisation d’une quantité importante d’adjectifs et de pronoms démonstratifs. 

L’étude de Boris Barraud (« Les discours des juristes peu ouverts aux déictiques », pp. 159-167) examine les déictiques dans le discours juridique : l’auteur met en lumière la vocation à la généralité et à l’impersonnalité du discours du droit. Non seulement le droit résiste aux déictiques (décisions, arrêtés, décrets, circulaires, etc…) mais les manuels et les ouvrages spécialisés sur des problématiques judiciaires sont également fermés à l’emploi de ces moyens linguistiques. Cette contribution met ainsi l’accent sur la distance qui existe entre l’exigence du droit à la sécurité juridique et l’emploi des déictiques : le droit doit être compris en dehors de tout ancrage déictique et par n’importe quelle personne. Le contexte d’énonciation ne revêt donc aucune importance pour la bonne compréhension du droit. Ce dernier a tout de même besoin d’un espace spatio-temporel qui ne doit pas se dire au moyen de déictiques.   

L’article d’Odile Le Guern (« Deixis picturale. De l’énoncé à l’énonciation », pp. 171-180) ouvre la troisième partie du volume intitulé « Les déictiques à l’épreuve des discours visuel et syncrétique ».  

Cette contribution analyse les déictiques dans le cadre de l’énonciation visuelle à travers l’étude de l’œuvre de Philippe de Champaigne Saint Jean-Baptiste dans le désert. La deixis picturale est représentée dans l’œuvre par le « regard caméra » que Jean-Baptiste adresse au spectateur dans le but de désigner le Christ. La dimension temporelle est représentée par un présent itératif qui se réactualise à chaque fois que le regard supra-mentionné croise celui des visiteurs du Musée de Grenoble. Ce regard, qui s’adresse au spectateur, construit un espace de contre-champ entre le tableau et le spectateur : le dialogue entre les personnages du tableau et les spectateurs se concrétise par un espace représenté et un espace de représentation typiques de la deixis picturale.     

L’article suivant, signé par Jean-Marie Klinkenberg (« Les deixis dans la relation texte-image », pp. 181-199) se concentre sur les déictiques dans les relations entre texte et image. L’auteur de cette contribution vise à étudier la deixis en tant qu’outil pour structurer un espace sémiotique. Plus précisément, un énoncé pluricodique mobilisant à la fois icône et écriture (énoncé scripto-icônique) peut mobiliser des traces différentes de déixis : les démonstratifs, les embrayeurs et les termes d’adresse.  Les occurrences proposées relèvent du genre de la publicité étant donné la primauté de la relation scripto-iconique.  

Le texte de Jean-Claude Soulages (« Le double corps du regardeur, les images et leurs déictiques », pp. 201-221) analyse les déictiques iconiques, plastiques et cinétiques. Selon l’auteur, la deixis des messages visuels se concrétise par un effet de regard et non pas par un effet de miroir. De plus, ce regard permet de modifier le statut du spectateur qui pourrait passer de sujet percevant à sujet agissant. Le point de vue de l’observateur occupe donc une position de taille qui permet de se dédoubler : d’une part, le sujet percevant qui active une vision du dehors comme s’il était un spectateur membre du public, d’autre part, le sujet percevant peut se manifester par un regard du dedans incorporée à la scène figurée dans le tableau.

La dernière contribution de cette section soumise par Sylvie Périneau-Lorenzo (« Deixis et audiovisuel. De la quête d’un site énonciatif vers une deixis spectatorielle », pp. 223-242) étudie les enjeux de la deixis dans les productions audiovisuelles. L’auteur travaille un corpus exploratoire composé de trois film Suture (McGehee & Siegel, 1993), Usual suspects (Singer, 1995) et Crosswind, la croisée des vents (Helde, 2014) et d’une série Calls (Hochet, 2017). Le cadre théorique intégré par cette contribution est celui d’une conception multimodale et sémio-pragmatique de l’audiovisuel. Le champ de la perception est, dans le  corpus pris en examen, soumis à trois types de deixis : une deixis anaphorique (récit fictif), une deixis indicielle (champ de la production filmique) et une troisième deixis indexicale (visionnement au présent de l’ouvrage filmique).

La quatrième partie du volume intitulée « Les déictiques à l’épreuve des pratiques » est composée de trois articles dont le premier, signé par Ivan Darrault-Harris (« Du bon usage des déictiques en psychothérapie. Défense et illustration du débrayage énoncif », pp. 245-251), s’intéresse au fonctionnement des déictiques en psychothérapie. Plus spécifiquement, l’auteur adopte la théorie de l’ellipse élaborée par Klein qui postule la nécessité de déplacer l’énonciation du patient vers un débrayage énoncif. Ainsi, l’Art-thérapie permet à l’auteur de cadrer le débrayage énoncif des manifestations créatives du patient.

Valeria De Luca présente ensuite une réflexion portant sur la variabilité praxéologique de gestes à vocation déictique en danse (« Les gestes dansés ont-ils une « vocation » déictique ? L’exemple de l’esquisse et du marquage dans le tango argentin », pp. 253-273). La contribution vise à comprendre si certains gestes dansés peuvent activer des fonctions déictiques telles qu’on les repère dans le langage verbal. La relation prise en examen se situe donc entre le geste, le langage et les pratiques du tango argentin : l’auteur présente les cas de l’esquisse et du marquage qui sont des gestes à vocation déictique. Plutôt que de déictiques à proprement parler.

La dernière contribution proposée par Julien Thiburce (« Là c’est ici hein » La deixis entre interactions in vivo et médiations tierces de la ville », pp. 275-292) concerne l’analyse des déictiques dans une expérience de balade urbaine guidée. L’auteur explore un corpus d’enregistrements audiovisuels liés à deux balades urbaines guidées sur le thème de l’Esprit skate (Thiburce, 2018). Le corps et la photographie occupent une position de premier plan au sein de la réflexion soumise par cette contribution : le corps est mobilisé lors de l’espace du parcours de la ville tandis que le même espace est représenté par la médiation photographiée de la ville. La tension entre indexicalité verbale (le discours sur le projet des balades) et indexicalité non-verbale (le design du mobilier urbain conçu pour les balades) construit une rhétorique stratifiée (verbale, visuelle et architecturale). 

Les nombreuses contributions du volume photographient ainsi différentes facettes de la déixis, des déictiques et de la déictisation.

[Silvia MODENA]